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dimanche 17 juin 2007

748 - La femme du mort

La veuve était magnifique.

Son regard posé sur le cercueil conférait à son visage un charme mélancolique qu'on ne lui connaissait guère. L'éplorée sur le défunt avait le chagrin sincère mais lucide : c'était la fin de son époux certes, mais non la fin du monde. Et puis, ne soupçonnait-elle point un royaume d'éternité pour le gisant, lui qui fut si droit en affaires, si loyal avec la religion ?

Le mari inhumé, son sort était entendu. Quant à elle, il lui fallait songer aux lendemains.

C'est là que j'intervins.

- Madame, vous étiez radieuse aux funérailles. Je vous offre et ma fortune et ma renommée. Je suis le conte de Hauteterre, connu pour mes qualités artistiques, esthétiques, verveuses et, accessoirement, en tant que plume de choix. Accordez-moi votre main, et ma gloire sera aussi la vôtre. Et si par malheur vous trépassez avant moi, je vous composerai une ode et la ferai chanter par un barde car je chante faux. Mais si vous me survivez, vous vous consolerez de votre solitude par une existence remplie de mon souvenir éclatant.

Je reçus sa main.

Les médisants penseront qu'elle la destina à ma joue...

Erreur ! La belle -qui avait un reste de beau sang- fut sensible à mes arguments hautains, sa fibre aristocratique réveillée par le son aigu de ma lyre...

A ce jour elle vit toujours, et moi aussi grâce à Dieu.

Notre bonheur ostentatoire en ennuie plus d'un dans notre cercle d'amis, et nous comptons fleurir durant de nombreuses années encore la sépulture de celui qui me précéda dans l'hymen de ma légitime épouse.

jeudi 7 juin 2007

747 - La beauté est un silex

J'aime me brûler au contact de la beauté.

L'éclat vénéneux de certaines femelles désarme le sybarite que je suis. Je perds pied sous leurs regards cinglants et leurs sourires de crotales sont un onguent mortel et exquis qui me déplume : ma lyre chaste se transforme en trompette de feu... Leurs paroles douces claquent comme des talons, leurs yeux sont des diamants opaques, leurs lignes rappellent les courbes du serpent. De leurs lèvres minces sortent des vérités féroces : leur langue ressemble à des badines qui sifflent dans l'air. Hautaines et vulnérables, ces petites pestes à la voix aiguë sont en réalité des tempêtes cachées capables d'ébranler tout esthète de mon envergure. De toutes petites choses qui détiennent le plus grand pouvoir au monde.

Et qui le savent.

Ces femmes comme des flammes me séduisent, me ravissent, m'effraient. Venimeuse, terrible, dure et cassante à l'image du cristal, l'esthétique incarnation est mon plus cher enfer.

Sveltes, menues, redoutables, les femmes désirables sont le poison vital de l'homme de goût. Leur beauté acérée me tourmente, me caresse et me gifle, me vide de mes mots et me remplit de voluptueuse colère.

La beauté qui joue de ses toxines procède d'un principe supérieur : c'est grâce à ses effets que se perpétue le bel esprit.

De la toxicité des charmes de la créature tentatrice dépend la qualité de la descendance de l'homme de goût qui lui aura déchiré l'hymen.

dimanche 3 juin 2007

746 - La balle

Le bonheur semble parfait dans le parc, sous la lumière de juin.

Un cygne glisse sur l'onde, des enfants pleurent, d'autres rient, un mendiant devise seul, des amoureux s'étreignent sur les bancs, quelques laiderons légèrement vêtus musardent dans les allées.

Mais là-bas sur la pelouse au pied d'un grand arbre un vieillard agonise à l'insu de tous. A le voir, il dort. En réalité il est en train de rendre l'âme. Ses soupirs rasent l'herbe, ne faisant même pas dévier l'aile du papillon. A vrai dire seules les mouches dansent au-dessus de la face immobile du moribond, attirées par l'odeur du sucre : un reste de confiture séchée lui fait une moustache couleur sang sur la lèvre supérieure.

Un ballon s'égare jusqu'au gisant, rebondit sur son crâne inerte pour venir se loger sous son aisselle. Le presque cadavre esquisse un imperceptible mouvement au contact de la balle. Le bambin ignorant tout du sort funeste des êtres réclame son joujou à l'octogénaire étendu dont les paupières ne daignent pas bouger d'un cil devant les suppliques de l'enfant.

Quatre-vingts années se sont écoulées depuis cette scène. L'enfant au ballon a aujourd'hui quatre-vingt-sept ans. Il prend le soleil dans un parc, le même que celui de son enfance. Endormi dans son fauteuil roulant électrique, il ne sent pas la balle rebondir sur sa tempe, tomber sur le sol, rebondir encore pour finir sa course sur ses genoux. Sa lèvre supérieure barrée par une trace brune a attiré une abeille en quête de nectar. Une boîte vide de coca-cola gît par terre.

L'enfant s'approche du retraité assoupi.

Il reprend sa balle délicatement et repart sur la pointe des pieds, de crainte de le réveiller.

Mais l'invalide jamais ne se réveillera.