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La province
Je vous présente à travers ces quarante-deux textes une riche brochette de héros provinciaux aux traits psychologiques bien marqués. Issus d'un milieu étriqué, ces personnages pittoresques sont touchants et haïssables, humains et monstrueux, exquis et répugnants.
+++++++
1 - Vieille tante
Chez elle ça puait l'honnêteté : vierge en plastique trônant sur le poste de télévision, chien bâtard sagement couché dans son panier, horloge-baromètre aux armes criardes du Mont-Saint-Michel, portrait jauni d'une aïeule au regard sévère et stupide...
Inculte, superstitieuse, aimable avec tous par opportunisme, croyante par habitude, cette vieille tante attardée méritait, à soixante-dix-neuf ans, une bonne raclée littéraire, un concert de trompettes dans l'espèce de caveau lui tenant lieu d'habitation, un grand coup de masse dans sa routine.
Bref, un réveil en fanfare à l'orée de sa mort.
Pour commencer je crachai au visage de la défunte encadrée. Grand émoi chez la casanière. Pour faire hurler de plus belle la vieille pantouflarde, je me mis à lui parler avec la désinvolture des gens qui se savent supérieurs :
- "Infâme décrépite, que croyez-vous que vous valez à mes yeux avec une si minuscule existence ? Qu'attendiez-vous donc d'un bel esprit comme moi avec vos allures d'éternelle retraitée ? Que je me range à votre cause inepte ? Esprit rabougri ! Gibier d'hospice ! Âme insignifiante !"
Scandale dans la chaumière. Je m'emparai de la Vierge en plastique :
- "Vieille chouette, à voir cette horreur couverte de poussière ça fait bien vingt ans que vous avez été vous agenouiller à Lourdes en ânonnant des prières pour l'âme de l'autre hulotte décatie accrochée au mur, n'est-ce pas ? Et qu'avez-vous fait pour sa mémoire ? Vous avez acheté à grand frais cet ignoble moulage d'usine. Vous n'avez pas honte ? Femme sans goût, avez-vous au moins ouvert un seul livre dans votre vie de limace, à part les almanachs locaux ?"
Je jetai contre le portrait de l'ancêtre l'objet du délit. Fracas du verre sale recouvrant le cadre (qui en bougeant laissa échapper quelques araignées tapies derrière depuis des lustres), effroi de la propriétaire, rire sardonique de l'auteur de ces lignes...
- "Maintenant que vous savez ce que je pense de vous, vous pouvez rendre l'âme ma tante, si vous en avez encore une. Votre grand âge ne vous mettant pas à l'abri d'hériter d'un si petit esprit, il serait inconcevable que vous ne me rendiez pas grâces pour ce grand dépoussiérage intérieur que je viens de vous accorder."
Je quittai l'ingrate qui ne daigna pas m'adresser le moindre remerciement. Elle mourut trois jours après.
D'inanité.
2 - Dimanche de mort
Dans la demeure qui ronronne, le couple de retraités est à ses molles occupations. La femme coud en silence, l'autre épluche des comptes domestiques. Les heures dominicales passent, mortelles. L'hôtesse a une tête de pot-au-feu. D'ailleurs tout sent le pot-au-feu dans cette maison : les murs, les photos de mariage sur la télévision, la nappe à carreaux, les rideaux, la vie qui s'y déroule... De la naissance à la mort, ça transpire le pot-au-feu chez eux. De générations en générations, ça s'enlise sous ce toit...
Lui, a une tête de rien du tout. Ou plutôt une tête de boeuf, avec un air de légume.
La pluie ruisselle sur les petits carreaux. On entend le tic-tac morne d'une horloge-Mont-Saint-Michel du plus horrible effet. Souvenir inestimable de leur voyage de noces dans le département voisin. Un exil de deux jours qui les marquera pour le restant de leur existence. C'était il y a trente ans.
- Tu te souviens de notre voyage de noces au Mont-Saint-Michel, tu te rends compte dis, hein Germaine ? Ha ! On n'avait pas peur à c't'âge-là qu'on avait, hein ? On était fou ! C'est pas avec mon arthrite que je remettrais-ça ! Pis ça coûte... C'est quand même pas quand on est à la retraite qu'on va refaire des voyages comme ça. As-tu remis du charbon dans la cuisinière ? Quand même, le Mont-Saint-Michel, c'était quelque chose !
- Vi bé c'est pas moi non pus qui r'f'rais un voyage pareil... Mmm ? Moui alors... Le temps y passe pas vite aujourd'hui, hein ? Y fait-y un sale temps dehors, tu t'rends compte un peu ? Ha ben ça alors... Hein tu trouves pas, dis Bernard ?
- Ah ben ça oui t'as raison Germaine... Y fait un sale temps dehors... Hééé oui... Demain c'est lundi, tiens.
Échanges affligeants d'un couple vivant depuis toujours sur le mode de la décrépitude amoureuse. Vers la fin de l'après-midi l'homme lève le nez de ses petits comptes, rajuste ses lunettes et de sa voix ridicule dit à sa femme :
- Ha ben ça va être l'heure de manger dis, tu crois pas ? Demain on est lundi, ça fera déjà une journée de passée pour aujourd'hui. Hééé oui... C'est toujours ça de gagné.
- Âme indigente qui considère la mort comme une stricte formalité administrative dont il faut s'affranchir le plus scrupuleusement possible... Et l'autre de réponde, aussi insignifiante que son boeuf de mari :
- Héé oui, demain on est lundi. Ca pââsse...
Le couple vécut centenaire. Soixante-quinze ans à se raconter le temps qu'il fait ou qu'il ne fait pas, à parler de l'heure qui passe, à se ressasser leur voyage de noces au Mont-Saint-Michel qui d'année en année prit des allures de légende dans leur crâne de plus en plus rétréci : une expédition éprouvante, l'odyssée de leur jeunesse.
On les inhuma sous une pluie morne qui rappelait le tic-tac de leur horloge-souvenir. Les funérailles furent ennuyeuses à mourir : ils avaient choisi pour leurs obsèques l'option la plus économique, le temps le plus maussade, le jour le plus mortel.
Un dimanche.
3 - Un dimanche en province
C'était un vieux garçon issu d'une petite ville perdue au fin fond de la Sarthe. Un authentique rescapé du monde moderne. Chez lui ça puait le chien, les placards pleins de poussière et les vieux habits. Odeurs de vieillot et de renfermé. Une ambiance mortelle émanait de sa maison.
Dans la salle de séjour, en réalité lieu de débarras éternellement sombre, encombré de boîtes en cartons, de reliques ineptes, de bibelots imbéciles, l'ennui régnait du matin au soir. Partout, des portraits jaunis du pape à tous les âges de son règne et diverses têtes de pontifes saint-sulpiciens... Quelques photos de la mère aussi -sévère- (une dévote trépassée depuis plus de vingt ans), et surtout des calendriers antédiluviens accumulés au fil des décennies. Sur les murs, un papier peint à mourir.
Sur la télévision, dernier outrage au goût, témoignage de l'imbécillité la plus crasse, vestige d'une existence toute vouée aux petitesses, une superbe vierge en plastique.
Toute blanche, barrée de bleu, couverte d'une fine couche noirâtre, elle trônait : toute l'âme de la maison était là. Gâtée par le temps, pieusement immobile depuis vingt, trente ans, l'horreur bicolore avait étrenné plusieurs modèles de récepteurs de télévision. Et lui de l'admirer benoîtement... Vieille cervelle apathique !
Je me retrouvais avec joie entre les quatre murs ternes de ce demi taudis en compagnie de son hôte, aussi terne que sa bicoque. J'aimais observer ce cas pathétique, ayant toujours raffolé "d'exotisme de proximité".
- Vous prendrez bien un petit café, hein ? Vous prendrez bien un petit café... Oui... Ha ben oui... C'est bon un café, surtout de ce temps là... Hein ? Ha ben oui alors...
(Puis, s'adressant à son chien : )
- Ben oui Sultan, je sais ben que tu veux un su-sucre... Ben oui Sultan ! Gentil hein... Il est-y pas beau mon chien-chien, hein ?
Il fallait le voir flatter son chien comme un vieux sénile qu'il était ! Et moi, mondain né loin de son monde, je le plaignais sans rien montrer, feignant l'attendrissement devant la complicité qui unissait les deux vieux compagnons... Se rendait-il compte qu'il se donnait en spectacle, pitoyable avec ses petites joies du dimanche ? Le chien, un bâtard insignifiant et hargneux, me semblait aussi abruti que le maître.
Deux créatures indigentes, l'une à quatre pattes, l'autre à mobylette. Misère de la condition provinciale...
A chaque fois que je prenais congé du vieux couple, satisfait mais précautionneux, j'avais soin de me laver les mains, aussi dégoûté par le chien que par le bigot.
4 - Le pot-au-feu
C'est jour de pot-au-feu chez les Mouvier. Les dimanches chez eux sont pesants, interminables, mortels. L'abbé Borel est invité. Il y a son petit vin blanc tout prêt qui l'attend près de son assiette, avec l'étiquette délavée. Bouteille bon marché... Chez les Mouvier, on affectionne la médiocrité. Signe ultime d'honnêteté, de sobriété, d'immobilisme.
Le vieux couple est austère, pâle, et il sent fort la cire. En fait les deux têtes de navet dégagent une vraie odeur de cercueil. A les voir, on devine que leur existence ne fut qu'une longue stagnation au bord du fleuve. Eux, sont toujours demeurés loin de toute agitation. Leur plus grande fierté d'éternels retraités ! Déjà morts avant d'avoir vu le soleil, connu l'Amour, goûté à la Vie...
En attendant l'abbé, le pot-au-feu mijote sur la cuisinière. Les portes et fenêtres sont bien fermées, le feu est vaillamment entretenu, l'horloge bien réglée. On craint le vent, le froid, l'imprévu dans cette maison. L'horloge justement, elle rassure les hôtes au possible. Satané cadran... Le seul occupant encore vivant dans cette demeure. Avec ses tic-tac mornes évoquant un monde suranné, mort, enseveli, il est bien plus palpitant que ses propriétaires au coeur arrêté.
L'abbé frappe mollement, entre sans cérémonie, salue avec tiédeur, amenant avec lui un parfum de formol qui se marie à merveille aux vapeurs de boeuf et de carottes, ce qui ajoute au tableau une atmosphère de morosité profonde, très appréciée des deux sédentaires.
La conversation est particulièrement pauvre. D'un ennui que tous trois, confusément, recherchent. L'ennui, cette poutre essentielle qui maintient le toit au-dessus de leur tête, l'indispensable base où prennent racines leurs aspirations tranquilles... Tout tourne autour du pot-au-feu, des oignons, de la cloche de l'église, des dimanches à venir qui, l'espèrent-ils, ressembleront à celui-ci... Le tout arrosé d'une bonne dose de propos météorologiques. Attablés autour du pot-au-feu comme pour faire le point sur leurs jours sans saveur, les mangeurs se sentent en sécurité dans leurs échanges insipides mêlés de bruits de mastications. Avec les sifflements de la bouilloire pour pluie de fond et le carillon pour meubler l'indigence des paroles.
Le cérémonial du pot-au-feu-carottes occupera leur après-midi jusqu'à l'heure du thé.
Un dimanche d'enterrés particulièrement réussi.
5 - Les ravages de la ferme
La grand-mère regarde tristement par la fenêtre crasseuse, la tête vide. Elle reste là, muette, placide, stupide. Dehors, tombe une pluie maussade. Le grand-père impotent étendu dans son fauteuil a les yeux fixés sur un plafond infiniment terne. Il attend.
La pièce est sombre, l'ambiance mortelle. La mère est en train de nettoyer des seaux de zinc qui recueilleront le lait des vaches que sa fille Marie-Sophie ira traire à la main, tantôt. Dans cette salle qui fait aussi cuisine on n'entend que le bruit du chiffon qui astique les seaux. Le père est assis sur le banc. Il songe avec anxiété à ses cultures qui prennent l'eau : depuis trois jours il pleut sans discontinuer. Ca sent le pot-au-feu dans la pièce. L'abbé doit venir manger chez cette famille de paysans honnêtes, travailleurs, arriérés.
Il est sinistre l'abbé avec sa sempiternelle soutane, ses prières mornes, son air de déjà mort. Ses conversations surtout sont déprimantes : toujours à parler des enfers, des hérétiques, des cultures du père ou des vertus de la continence. Jamais un rire n'est sorti de sa bouche qui semble ne savoir que maudire. Il sent la poussière, la superstition et le vieux missel.
Marie-Sophie regarde elle aussi par la fenêtre, l'air songeur. C'est une jeune fille qui aurait pu être jolie si les années passées à la ferme n'avaient corrompu ses traits, si les longues soirées passées en famille dans la pénombre à parler de tout et de rien et se terminant dans le silence à attendre que le temps passe n'avaient ôté de son regard d'adolescente la joie de vivre. Les visites répétées de l'abbé ont d'ailleurs fini par atténuer considérablement en elle la dernière étincelle de ce feu infus.
Avec son fichu sur la tête, son tablier autour de la taille, sa louche à la main, Marie-Sophie à l'air d'une petite vieille dans cette ferme de mangeurs de pots-au-feu et de moribonds. Elle regarde la pluie tomber dans les bruits de nettoyage de seaux à lait. Elle a le coeur gros. Dans cette ferme isolée, elle n'a pas vingt ans qu'elle est déjà morte. Depuis toujours elle vit avec ses parents, de vrais tombeaux ambulants. Et avec ses grands parents. Des éternels enterrés, eux. Nulle joie sous ce toit toujours gris.
Inculture, obscurantisme, bigoteries sont les seuls horizons promis à Marie-Sophie. Chez ces parents ignares, insensibles, sclérosés, jamais l'idée que leur fille puisse un jour vivre ailleurs, faire autre chose que traire les vaches, manier la fourche ou s'échiner à ramasser des patates dans les champs n'a effleuré leur cervelle durcie. Ou ramollie.
Maintenant le grand-père ronfle dans son fauteuil sale : à force de fixer le plafond, il est allé le rejoindre au pays des songes, son plafond. La grand-mère radote des "Quel temps de chien y fait, c'est-y pas malheuleux de voil ça !" en roulant des "R" à faire sombrer dans un abîme de grisaille une armée de lurons. Le père pense toujours à ses chères cultures, absent. La mère est absorbée dans sa tâche de quincaillière, en train de frotter ses vieux seaux en zinc.
Soudain, on frappe à la porte.
L'étable humaine sort de sa torpeur. Une silhouette apparaît, austère. C'est l'invité, tout de tristesse vêtu, son missel à la main. Il hume avec un air taciturne le pot-au-feu qui mijote sur la cuisinière. Marie-Sophie ne quitte pas du regard la fenêtre. Elle ne vient pas comme à son habitude saluer l'abbé, lui désigner le banc respectueusement. Elle reste là à méditer devant la fenêtre, le regard perdu.
Elle rêve d'amour.
6 -L'abreuvoir
C'était un gars comme elle les aimait. Un peu marin, un peu canaille, avec une odeur de foin dans les cheveux. Vivant à la bohème, il se louait de ferme en ferme, de temps en temps. Il n'avait pas son pareil pour convaincre les plus rétives : toutes succombaient à son charme. Il séduisait les filles de ses patrons, lorsqu'elles étaient à son goût, laissant derrière lui soupirs et langueurs. Et un parfum de mystère aussi.
Gertrude, la fille du fermier, avait des vues sur le nouveau commis. Le soir-même elle lui offrit son hymen. Il ne le refusa point. Il demanda cependant un dédommagement : la dévergondée était laide. Elle lui accorda six sous. Il les refusa en lui crachant au visage. Il voulait l'abreuvoir à vaches du père. Celui qui trônait au milieu de la cour de ferme, splendide, avec des cales larges et des rebords élégants. Gertrude prit peur, pleura, supplia l'infâme de ne pas exiger d'elle pareil sacrifice... Rien n'y fit, l'amant réclamait son abreuvoir en échange de ses services malhonnêtes. Elle dut céder. L'autre s'éclipsa dans la nuit, tirant péniblement derrière lui son butin indu.
Le lendemain Gertrude dut expliquer au père les circonstances de la disparition de l'abreuvoir. Le scandale fut énorme. On la maria promptement au garde-champêtre qui racheta un abreuvoir neuf au fermier. Trente ans après le garde-champêtre mit la main sur le dissolu qui n'avait en fait jamais quitté le canton. Les faits étant prescrits par la loi depuis vingt ans, il fut aussitôt relâché. Il mourut quatre ans plus tard dans les tranchées de Verdun, en 1917. Aujourd'hui on peut lire son nom sur le Monument aux Morts du village voisin où s'est passée cette triste histoire : Alphonse Foisselle.
7 - Vieille chouette !
Tu en auras allumé des feux dans ta cheminée les soirs d'hiver, vieille sorcière va ! Sale fagoteuse, quand tu seras crevée, fais-moi confiance tu auras l'occasion d'en allumer d'autres, des feux. Pis des bien chauds encore.
En enfer.
Avec tes satanés fagots, va donc au Diable ! Pus personne ne peut pus te voir dans la campagne.
Quand le père Lagloire aura fini de faucher son blé, bé tiens, je suis sûr qu'il viendra te couper ta tête d'oiseau de malheur ! J'le connais le gaillard, y t'aime pas pus que moi... Pis avec tes habits d'épouvantail tu fais peur à la Lune. Même les chiens dans la nuit, y font des cauchemars quand tu passes. Va donc aller traîner ailleurs tes sales fagots !
T'as pas encore crevé, dis la vieille ? Mais que ce qu'il attend le Diable pour te foutre sa fourche au travers de la gorge ? T'as bien cent ans comme t'es là, hein la vieille ?
Faudra bien que t'y passes un jour ou l'autre, alors pourquoi pas demain, hein ? Et crois-moi je serai bien content quand ça arrivera. T'entends la vieille ? Tu vas-t-y crever, nom de Dieu ?
8 - Les fagots
La vieille ployait sous le poids des fagots. Mais elle était robuste, dure à la tâche, âpre au gain. Sous la Lune je distinguais sa silhouette brisée, d'apparence si frêle. Avec son bois sec sur le dos, ses doigts crochus, son corps osseux, elle me faisait songer à un arbre mort.
Une vieille chouette en réalité.
Je lui adressai le bonsoir en la croisant à l'orée de la forêt. Promptement elle m'envoya au Diable en me menaçant avec son bâton, l'oeil méchant, un silex dans la voix : la vieille avait un caractère de chat sauvage. Depuis le temps que je la connaissais, j'avais toujours été séduit par cette sorcière qui vivait à l'écart du village. Solitaire et rebelle, intrépide et coriace, cette vagabonde de la nuit était un mystère.
Je la regardais souvent ramasser du bois, humble trésor de son foyer, et m'attardais ainsi jusque tard dans la nuit sur ce fantôme anguleux, sur cette ombre aux allures de fable. Tantôt je la comparais à un épouvantail en route vers les paysages morts et silencieux de la Lune, tantôt je me la figurais hôte des clochers, chevaucheuse des vents ou spectre des cimetières. Je voyais en cette glaneuse de bois un être fabuleux.
Elle rentrait tard dans sa chaumière sans confort, rapportant ses pauvres fagots. Peu après sa fenêtre s'éclairait au coeur de la nuit.
Avec sa maigre fortune sur le dos, son feu de misère, ses haillons d'un autre âge, la vieille me faisait rêver sous les étoiles.
9 - Vieille rosse
C'était une espèce de sorcière sans âge. Bossue, laide, vêtue de haillons. Une voix rauque, des traits anguleux, une canne terrible à la main. Jamais un sourire, toujours de la haine pour ses semblables. D'ailleurs ses sourires devaient la faire ressembler à une tête de mort ricanante, tant elle était hideuse, difforme, gâtée par les ans.
Je l'avais toujours connue vieille. A ma naissance elle avait déjà soixante-dix ans. Lorsque j'atteignis mes dix ans, j'osai contre l'octogénaire m'essayer à ma première bastonnade : sorte de rite initiatique qui me valut une grande considération de la part de mes pairs en culottes courtes avec qui j'avais engagé quelque innocent pari. Ce jour-là j'héritai d'un lot de quatre-vingts billes, la plupart d'agate, d'autres opalines, et même dorées pour certaines.
Au jour de mes vingt ans je gagnai l'admiration d'un harem de sottes jouvencelles en assénant quatre-vingt-dix coups de balai sur les os de la sorcière. Avant d'atteindre mes trente ans je lui avais déjà brisé plusieurs bagatelles sur le dos, dans l'hilarité un peu brouillonne de mes vertes années. Pour ses cent ans je la rossai plus doctement à l'endroit de sa bosse : cent coups de bois vert sur l'échine pour mieux lui faire sentir l'effet d'un siècle en elle écoulé. C'était une vieille souche qui devenait de plus en plus résistante avec les années.
L'âge de la maturité me conférait sagesse, métier, respect : en frappant avec fermeté mais sans haine je m'achetais une éternelle renommée auprès des ennemis de la vieille.
Alors que j'avais dépassé la trentaine, la vieille était toujours vivante, plus fielleuse que jamais. En la croisant je lui crachais habituellement au visage, lorsque je ne lui faisais pas de croche-pied. Elle me répondait le plus souvent en me menaçant avec sa canne ou en me jetant des sorts d'un autre âge... Arrivé vers la quarantaine, je ne savais plus quoi inventer pour tourmenter la gueuse, alors qu'elle était déjà plus que centenaire.
Aussi, décidé d'en finir une bonne fois pour toutes avec ce jeu qui s'éternisait depuis presque quarante ans, je me promis de faire la paix avec elle.
Au jour de sa mort.
10 - Avarice sordide
Le vieillard craignait que l'on brûlât 98 chandelles pour fêter sa quatre-vingt-dix-huitième année. Avaricieux à s'en rendre malade, même la dépense des autres faite à son attention lui tournait les sangs.
Toute sa vie il avait économisé. Sur tout. Célibataire par économie, préférant attraper la crève pour épargner un fagot, affamé un jour sur deux pour gagner une livre de pain, il se consolait dans la solitude de son foyer glacial mais paisible, se chauffait avec des flambées imaginaires, se nourrissait de repas sautés. En revanche il buvait de l'eau jusqu'à satiété. Tous les jours de l'année.
Un jour il mit sa vie en péril pour ne point dépenser deux francs : à Rouen il préféra traverser la Seine à la nage plutôt que de se payer le bac. A deux doigts de la noyade, il réussit cependant à joindre l'autre rive sans payer. Il avait plus de cinquante ans et à l'époque le prix de la traversée en bateau lui avait paru exorbitant. La rage de l'économie l'avait poussé à l'exploit.
Plus jeune, il décida de visiter Paris. Il gravit les trois étages de la Tour Eiffel à pied. Il fit la charité à un mendiant en lui désignant une fontaine. Du Louvre, il admira sans rien débourser les murs extérieurs avec leurs sculptures haut-perchées. Au Jardin des Plantes il opta pour l'observation des pigeons du parc, n'osant franchir la frontière qui sépare la partie du parc public accordée aux simples promeneurs de la partie payante réservée aux visiteurs munis de tickets. Il mangea sans manière, repus des mets divers et inégaux extirpés des poubelles de la capitale. Vu que ça ne lui coûtait rien il écouta de bon coeur les chanteurs de rues. Il leur donna des airs d'encouragements en compensation et estima que c'était déjà bien trop pour des paresseux pareils ! Le soir il sortit aux Champs Elysées en compagnie de sa sinistre mais sobre solitude. Il ne trouva que des gens richement vêtus et en fut ébloui. Lorsque trop las il entreprit de s'asseoir gratuitement sur les marches de quelque établissement huppé pour observer tous ces nantis qui passaient, on le prit pour un indigent.
Il ne refusa point les pièces qu'on lui jeta.
De retour dans son taudis de campagne il enferma dans une boîte en fer ses pièces indûment récoltées avant de la cacher sous le plancher, et à l'heure actuelle il les possède toujours, étincelantes dans leur boîte rouillée. La passion de l'économie l'ayant empêché toute sa vie d'aller dépenser cet argent si joliment gagné dans la prestigieuse avenue, ses pièces étaient devenues évidemment caduques depuis 1960, date de l'arrivée des nouveaux francs !
Pour être honnête précisons que vers soixante ans, écrasé par la solitude, il pensa tout de même à se marier... Dans sa folie d'avare il s'était épris d'une vagabonde ménopausée, vaguement chiffonnière, femme douteuse vêtue de sacs de la tête aux pieds. Les conditions étaient telles que la belle refusa. Il excluait en effet de nourrir chaque jour de la semaine l'épousée. Seulement les dimanches et les jours de fête, soit un jour par semaine plus les jours fériés. Et encore avait-il établi un barème inique et complexe qui lui donnait le droit de compter comme un seul jour férié certains jours chômés qui se suivaient, estimant que ces jours fériés qui se doublaient s'annulaient pour n'en faire finalement qu'un... Trois jours fériés qui se suivaient revenaient selon lui à un jour ouvrable, donc pas de nourriture à devoir à l'aimée... Il exigeait en outre que sa femme lui fût fidèle dans des besognes viles et harassantes, qu'elle ne gaspillât aucun bois, même par grand froid... Et il en était ainsi pour tous les aspects de la vie quotidienne : il tirait à l'extrême la corde humaine, ne se souciant que des économies faites sur le dos d'autrui. Si bien qu'en épousant l'affreux bonhomme la malheureuse chiffonnière eût été bien vite morte de faim, de froid, de fatigue.
Le jour de ses quatre-vingt-dix-huit ans il eut le soulagement de constater que le gâteau qu'on lui avait préparé ne comportait que neuf bougies symboliques.
11 - Le quincaillier
Vêtu de sa longue blouse de travail couleur grisaille, il s'affairait au milieu de ses marchandises avec l'air pénétré de ceux qui sont investis de hautes missions. Une vie passée à exaucer des souhait ménagers, à débattre avec les fournisseurs et les clients de sujets pointus relatifs à des produits détergents, à des chignoles, à des mécanismes subtils de balais-brosses... Parfois il entrait dans des discussions savantes et inspirées avec ses clients pour savoir quel évier, quels jeux de vis ou genres de casseroles correspondaient le mieux à leur recherche. La satisfaction de ses clients lui donnait le sentiment d'être utile. Voire indispensable.
Il avait trop conscience de passer pour un notable dans la petite ville. Aussi remplissait-il sa mission avec une authentique ferveur.
Dans sa boutique, une odeur de sainteté. Rien que des exhalaisons âcres de chasteté provinciale. Un siècle et demi de trésors domestiques entreposés en ces lieux avait rendu l'atmosphère irrespirable : tout dans la quincaillerie puait la province étriquée ! Les murs restituaient avec insistance des parfums ensevelis depuis une éternité et passés de mode. Odeurs obsolètes à jamais perdues, oubliées par le reste du monde et qui donnent cette nausée délectable que l'on appelle peut-être la mélancolie...
Vétustes et cossus, les rayons croulant sous les marchandises inspiraient un ennui mortel. L'ambiance désuète et austère de la boutique s'accordait à merveille avec la tête du quincaillier qui se prenait très au sérieux dans son métier.
La quincaillerie était une vieille affaire fondée par d'illustres aïeux qui, en plein XIXème siècle, s'étaient fait un nom dans la ville. Pères d'une future dynastie de quincailliers vouée à la légende familiale, leurs portraits jaunis trônaient au-dessus de la caisse, lieu symbolique de toutes les réussites provinciales.
Endroit vénérable de la quincaillerie, zone rouge de l'antre séculaire, sujet tabou, depuis plus de cent cinquante ans la caisse inspirait un respect inné de père en fils...
Cette maison honnête fréquentée par de vieilles rombières en panne de robinetterie ou de dames "bien comme il faut" en manque de produits détartrants lui conférait une honorabilité qui avait fait son renom depuis plus de cent cinquante ans. Ici on ne vendait que des choses utiles, pragmatiques, fonctionnelles. Point de fanfreluches ni de bagatelles, rien que des accessoires indispensables au bon entretien de la plomberie des honnêtes gens, essentiels à la bonne marche du quotidien des bons citoyens, nécessaires au soutien du moral des troupes immergées dans le réel...
Pauvre type ne rêvant pas plus loin que ses articles de zinc et d'étain et qui pour rien au monde n'aurait voulu changer sa place de gardien des biens ménagers, le fier quincaillier faisait pitié à voir dans sa destinée aussi étroite, aussi minable que sa longue blouse de travail couleur grisaille.
12 - Un bon rustre
J'ai un chapeau sur la tête, une pipe dans la poche, de la chique dans la bouche et de l'or dans un coffre. Mais je vous dirai pas où. Croyez-moi, ma canne est plus dure que vos caboches d'assistés, tous autant que vous êtes ! Je ne crains ni les cornus, ni les statues, ni les moustachus. D'ailleurs je suis moi-même barbu avec de la moustache. C'est pas demain que l'on me verra mettre de la cire d'abeille sur ma selle de vélo comme font les jeunots qui tiennent pas dessus ! Je roule à la sueur, vis à l'ancienne, dors au rouge. L'eau est réservée pour arroser pendant l'été. Je vais à l'ombre au fond des bois quand le soleil tape trop fort. Pas besoin de bouton électrique : dans la nature je suis chez moi.
Je fais mon jardin, mon pain, mon beurre. Jamais malade. Je n'aime pas rentrer dans les villes, c'est antihygiénique. Et puis les citadins n'aiment guère mes senteurs. Je sens la terre, les bois, le jardin de la campagne. Un peu la sueur aussi. Je travaille sans me presser, c'est meilleur pour le moral. Les patates ont le temps, pourquoi j'irai faire la course aux plantations ? Il n'y a que du naturel dans la terre que je retourne. Il faut respecter le sillon. A la ville on mange sous des plastiques. Moi je me nourris sans emballage.
Les enfants aujourd'hui sont tous des bons à rien. Ils sont habillés avec du chimique sur le dos, engraissés au sucre blanc, gonflés au blé industriel. De mon temps ils allaient au vent avec des bures contre le froid. Ils faisaient pas les difficiles pour la soupe. Ils étaient pas chétifs avec des casques pour aller à vélo.
J'ai pas la télévision, mais plein d'étoiles à regarder, une cheminée pour rêver dans les flammes, un chat qu'il faut caresser tous les soirs.
On me prend pour un attardé à la ville. Demain matin ils partiront tous dans leurs usines manger des sucres blancs dans des plastiques pour revenir le soir voir ce qu'il y a dans leur poste de télévision. Demain matin j'aurai quatre-vingt-treize ans. Toujours vaillant. Jamais vu le docteur.
J'irai faire mes fagots.
13 - 14 juillet
La troupe des patriotes est réunie, tout de tricolore parée. Il y a le vétéran, la poitrine couverte d'honneurs, ventru, rougeaud, déjà transpirant de pastis. Avec son air d'éternel abruti, il est raide comme une stèle devant le drapeau qui flotte sur le Monument aux morts. Il y a la belle Gisèle, la putain de Monsieur le curé. Prête à pousser l'hymne patriotique pour se faire remarquer des villageois... Belle est un grand mot : la cinquantaine décatie, édentée, claudicante, apprêtée comme une jument de trait, elle fit rêver plus d'un béret. Parce qu'elle est blonde, on dit qu'elle est belle dans le coin. Critères locaux...
Il y a Monsieur le curé, évidemment. Noire soutane et missel sous le bras, l'air de rien : fadasse, lisse, insignifiant. Un fétu de paille, un poltron, voire un ancien collabo disent certains... Passons plutôt à son voisin, le père Hector, le maire du village. Une cuve à bière que même une barrique n'effraie pas ! La réputation pas usurpée d'être un sacré foutu couillu de chaud lapin aussi... Élu dès le premier tour avec 45 voix sur 60. La grande affaire de sa vie. L'homme respecté du village. Autour de ces quatre piliers, les notables : commis agricoles, bedeau, épicier et son épicière, la secrétaire du maire, quelques moustachus grasseyants.
Autour du Monument aux morts l'hymne national retentit. Les tambours municipaux résonnent, terribles. Quelques rosières endimanchées tressaillent, trop émotives. D'autres, plus canailles, se pâment. De sa voix chevrotante la Gisèle entonne le chant, rapidement désynchronisée avec l'orchestre. Une larme coule sur la joue du vétéran. Simple sueur d'ivrogne... L'hymne achevé, un grand silence pèse sur la place, vite relayé par un concert d'aboiements. Les chiens du village excités par les tambours apportent une note vachère à la cérémonie.
Le discours du maire est très applaudi, bien que truffé de fautes grammaticales. "Drapeaux" fut héroïquement accordé avec "martial", non sans trémolos patriotiques dans la voix du maire.
La journée des célébrations du 14 juillet terminée, tard dans la nuit chacun s'en retourne chez soi ou ailleurs cuver son dû républicain. La putain du curé, au presbytère. Le vétéran, dans le fossé, ivre-mort. Les autres, dans leurs étables, les bistrots alentours ou plus sobrement, nulle part.
Le maire, dans son lit.
14 - La Gisèle
Gisèle, dite "la belle Gisèle", la quinquagénaire décatie qui sert de "dame de salon" à Monsieur le curé, avec toute la réalité crapuleuse que sous-entendent ces termes édulcorés, Gisèle disions-nous, se dirige vers l'église, la tête droite, l'oeil canaille, l'épaule de travers, la jambe lourde, l'air pas fin du tout.
Aujourd'hui c'est fête, le grand jour : dimanche de Pâques ! Une des meilleures recettes pour le clocher... Gisèle le sait, c'est elle qui tient la quête. Dans le village personne n'est dupe de ses coups tordus : avec le détournement d'une partie de l'argent pie, elle s'achète au grand jour écharpes aux coloris vifs et souliers vernis.
Il y a même du fil doré sur les bagatelles qu'elle porte.
Ha ! Elle fait bien le bonheur du camelot, allez ! Il faut la voir parader au marché du jeudi sur la place du village... Fière, froide, hautaine avec son sac à main acheté à Pentecôte, juste après la quête. C'est qu'elle ne perd jamais de temps la Gisèle... Elle en fait jaser plus d'une, c'est sûr !
Et avec ça elle fait tourner la tête à plus d'un commis. C'est qu'elle commence à avoir des airs de "belle de la ville" la Gisèle, avec ses toilettes de luxe... Pensez donc, du fil doré sur ses écharpes ! On n'a guère l'habitude de voir déambuler d'aussi jolies chouettes au village. Il paraît que le bedeau, le brave Émile, depuis que la Gisèle s'habille comme une princesse, il sonne les cloches de travers. L'amour l'a rendu encore plus benêt qu'il n'était.
Il faut dire que le camelot qui fournit la Gisèle s'est fait une jolie réputation depuis qu'il a vendu un chapeau à plume à la femme de l'ancien maire. On aurait dit une authentique bourgeoise de sous-préfecture ! C'était il y a quinze ans. L'événement avait ému le village à l'époque... Le curé en avait même parlé dans son sermon du dimanche. On avait frisé le scandale.
Bref, la renommée du colporteur ayant dépassé les limites de la paroisse, sa clientèle est devenue choisie. Citadine, prétendent les mauvaises langues... Il est vrai que seuls les notables osent franchir le pas : la femme du patron vacher du hameau voisin, les filles de l'épicier, et même le premier adjoint au maire en personne.
Mais revenons à Gisèle sur le chemin de l'église. Depuis qu'elle tient la quête, c'est une autre femme. Avec ses allures de mondaine, elle impressionne même Fernand le Président de l'Amicale des Chasseurs de la Commune, qui n'est pas homme à se laisser émouvoir facilement.
Bref, à force de rouerie combinée à l'assiduité aux messes, la Gisèle est devenue une personnalité incontournable dans le village. Toujours vêtue d'effets de chez le camelot, elle en impose la Gisèle !
Mal enrichie mais respectée. L'habit faisant finalement le moine, quoi qu'on dise...
15 - Un coeur increvable
La vieille femme dont je vais relater l'histoire était à la fois si bonne et si méchante qu'elle préférait donner son repas à un chien galeux plutôt qu'à un enfant affamé. Physiquement elle était d'une extrême laideur. Intérieurement aussi.
Et pourtant... Tant de beauté potentielle sous ce visage hideux ! Une flamme brûlait en son âme, l'éclairant et la noircissant en même temps. Suie et lumière se répandaient en elle, issues d'un même foyer.
Ses yeux étaient d'azur et de purin. Dans son coeur, roses et orties formaient bouquet. Collé sous sa semelle, de l'excrément parsemé d'étoiles. Entre ses mains, miracle infernal, l'eau claire se mêlait de sang.
Ses mots étaient de cristal, ses intentions de velours, ses actes de marbre : elle se sacrifiait sans compter pour sauver chiens errants et corneilles fatiguées devant des petits mendiants déconcertés et envieux. Elle regardait avec apitoiement les petits humains miséreux en lâchant de la viande grasse et du pain frais à ses chiots. Ou alors, avec un geste ample, ostensible, théâtral sensé traduire l'authentique générosité, elle tendait une main vide à ses semblables vêtus de haillons en regardant avec pitié une portée de canidés... Les enfants repartaient les mains vides, les yeux pleins d'une merveilleuse illusion de pain, tandis que les chiots restaient chez la vieille, le ventre rempli de son pot-au-feu du midi, bouillon et carottes compris.
Un jour les gens du village enterrèrent avec soulagement et médisances une centenaire : la défunte était si laide, si méchante avec les enfants, si odieusement aimable envers les cochons, les chiens et les corneilles que tous ce jour-là furent heureux le jour de ses obsèques... Cependant ils n'étaient pas parfaitement heureux de voir le visage honni étendu près de la tombe. La centenaire haïe gisait bien là, pâle, sans plus d'âme, inoffensive, définitivement partie dans l'autre monde. Pourquoi tant d'aigreur subsistait malgré tout chez les villageois ? La morte enfin avait bien les traits de notre héroïne. Alors pourquoi ?
C'était sa soeur.
Elle, était toujours vivante et menait le cortège, plus vaillante que jamais.
16 - Les fruits de la discorde
Elle était d'une parfaite probité. Au moins dans les apparences. Belle comme un poirier endimanché, pieuse comme une âme damnée, sotte comme une employée de mairie qu'elle était, aimable comme un pot de miel, on pouvait dire en la voyant que c'était un vrai trésor de la province, une grosse pierre bien ancrée dans la France profonde. Ajoutons qu'elle ne ratait jamais une messe en bonne célibataire qui se respecte.
Cependant la montagne de savon au lait avait un versant moins lisse. La nuit Madame la servante du Bon Dieu devenait grande prêtresse de la débauche. Elle pouvait déniaiser de force le fils du maire puis aller aussitôt porter plainte au Commissariat de la ville voisine pour outrages aux bonnes moeurs de la part du Maire lui-même. Affabulatrice, dépravée, calomnieuse et insatiable, cette vieille catin était tout cela à la fois. On l'aimait bien néanmoins dans le village. Connue pour ses vices cachés autant que pour son sourire dégoulinant de confiture, on la traitait à la fois comme la sainte protectrice des fraises en bocaux et comme une putain de seconde classe.
Même Monsieur le curé lui rendait visite dans sa chaumière. Pour conclure de douteuses affaires affirmaient les mauvaises langues... Monsieur le curé était de toute façon un impuissant notoire. En fait il venait lui revendre à vils prix des vieux mobiliers d'église qu'elle se chargeait d'écouler au prix fort dans des réseaux louches.
Je n'aimais pas cette femme presque belle et franchement corrompue. Elle me le rendit bien puisqu'un jour je reçus d'elle un énorme colis par la poste.
Rempli de pots de confitures.
17 - La vieille crogne
Je suis une crogne, une sale vieille crogne de putain de charogne de saloperie d'ordure. Plus crogne que moi, y a pas. J'ai quatre-vingt-huit ans, presque toutes mes dents et une canne plus dure que la tête du Diable. J'ai vécu : deux maris, trois chiens, un glaïeul. Tous crevés.
J'enfonce des crucifix rougis au feu dans les trous de serrures des maisons des pauvres gens. Avec ma canne je cogne les riches, je cogne les chats, je cogne les agents de la maréchaussée. Pis j'ouvre le courrier de mes voisins pour cracher dedans. Je suis une vieille crogne : je vote communiss' et je brûle l'argent des ouvriers. Seulement les billets, parce que les pièces résistent au feu.
Je suis une vieille crogne et je vous envoie à tous ma canne au travers de la gorge ! J'ai besoin de personne, vous pouvez tous allez crever là où que vous êtes ! Je vous enterrerai bien avant que le Déluge me tombe sur la tête... J'en ai enterré de plus solides que vous. J'ouvre à personne dans ma maison, pas même au Bon Dieu. Sous mon toit je suis chez moi et y a pas intérêt à ce qu'on vienne me chercher des noisettes ! Je suis pas crogne pour rien. Je vous materais tous autant que vous êtes, bande de petits ricouillards !
Je peux vous dire que vous allez entendre parler de moi. Ma canne elle en a râpé des chemins. Ca fait des lunes que je la traîne. Même elle je peux pas la voir, la Lune. Alors c'est pour dire que si jamais je vous vois... Ben y a pas intérêt à ce que je vous voie.
Une vieille crogne, je suis une vieille crogne que je vous dis !
18 - La belle Berthe
Avec son giron de fermière endurcie, immense, redoutable, avec sa cuisse comme un chêne et son cou de boucher, Berthe ressemblait plus à une masse bovine en action qu'à une frêle femme. Elle buvait comme un Prussien, crachait comme un tonnelier, chiquait plus que de raison, mangeait comme quatre, tenait la charrue mieux qu'un colosse, jurait comme un démon. Et frappait même les hommes comme un vrai couillu qu'elle était.
Entre deux besognes de force elle émettait parfois des plaisanteries de salles de garde. Elle avait des délicatesses de charretier, des finesses d'engraisseuse de cochons, des moeurs de boucanier. Bref cette représentante du beau sexe était un authentique tue l'amour.
Mais pas pour tout le monde.
Alphonse Torchecul, commis agricole à la musculature aussi épaisse que les capacités de réflexion étaient réduites avait des vues sérieuses sur la belle Berthe. Il ne savait pas parler aux femmes. Qu'à cela ne tînt, il décida de parler en homme à Berthe avec ses humbles mots à lui :
- Berthe, j'ai à te parler. Tu vas faire la vache et je m'en va faire le taureau. T'écarteras tes cuisses, comme ça y aura plein de jus à te foutre dans ta matrice de coche pour qu'après tu beugles comme un veau à nous pondre dans les saintes douleurs un salopard de péquenaud qui sortira de ta culasse neuf mois pus tard !
C'était clair, Alphonse semblait sincèrement amoureux de la Berthe.
La belle fut émue par la déclaration d'amour du commis agricole. Elle lui répondit en rosissant :
- L'Alphonse, ramène donc ta tripe de boeuf que je la foute dans ma grosse boyauterie. Tu vas me la secouer dans les tripes, je veux parler des tripes vachères, pas des tripes à purin, et pis je te la ferai bien dégorger jusque dans le fond de mes putains de rognons de fumelle... Pis après y'aura un paquet de viande qui m'poussera dans la panse. On l'appelera Nesto'. Qu'ê qu'ten dis l'Alphonse ? Nesto', c'est-y pas un beau nom ça pour un futur laboureur qui te ressemblera ?
- Nestor, je dis pas. Pour un beau nom c'est un beau nom. Y'a rien à dire la Berthe. Mais si c'est une fumelle ? Comment que tu l'appelleras ?
- On n'aura qu'à l'appeler Nestorine. Ca mange pas de pain de l'appeler Nestorine. Pis elle travaillera comme un gars avec un nom pareil ! On peut pas dire, le nom ça y fait. C'est pas moi qui appellerait le fruit de mes entrailles Charles-Edouard, acré nom de diou ! Ca non alors ! Pasque ça c'est un nom de vrai fainéant ça ! Allez ! Viens donc me rentrer dedans l'Alphonse, pasqu'y faut déjà commencer par la fabriquer cette andouille à naître dans neuf mois !
Les deux amoureux échangeaient innocemment de la sorte et se disaient encore plein d'autres choses aussi charmantes. C'était touchant de les voir parler ainsi de leur avenir. Ils conçurent entre le tas de fumier et l'étable à vaches. Les meuglements, caquètement et grognements des hôtes de la ferme accompagnèrent leurs roucoulades comme le plus doux des violons.
Neuf mois plus tard la petite Nestorine vint au monde.
Ce fut pour elle le début d'un enfer sans tache.
19 - Une jeune fille à la ferme
A vingt ans, Nestorine connaissait mieux le langage des porcs que le Grevisse. Elle était le parfait reflet de ses géniteurs, mais en plus jeune. Elle se mouchait dans ses doigts, se soulageait dans la réserve à purin, se rinçait le gosier dans la gouttière. C'était un monstre femelle de cent-vingt kilogrammes absolument inaccessible. Une sorte de mastodonte intouchable, un phénomène en jupon. Bref, un beau brin de jeune fille selon les critères de beauté en vigueur dans la ferme.
Ses parents étaient très fiers d'elle : dès ses seize ans elle portait déjà sans effort apparent des sacs de cent kilos, mâtait des boucs hargneux en quelques étreintes nerveuses et puissantes, retournait d'une seule traite de larges carrés de terre à la force du mollet, cognait les gaillards les plus vigoureux du pays, abattait des verrats d'un seul coup de maillet, s'enfournait à la suite des chapelets de saucisses-maison, éructait plus fort qu'une ogresse, avalait sans rechigner son verre d'absinthe frelatée.
Cependant Nestorine n'était pas du tout heureuse. A vingt ans elle avait mûri. Secrètement elle aspirait à une existence plus virile, moins efféminée. Sans jamais oser l'avouer à ses parents de crainte de les contrarier, elle désirait se confronter aux dangers de la vraie vie, loin du cocon rassurant de la ferme familiale. Elle avait l'ardent désir de connaître les éléments, les hommes et les bêtes de manière moins atténuée, plus authentique. Elle voulait un contact réel, vrai, direct avec le monde et ses habitants. Elle sentait bien que sous ce toit où elle était née elle vivait protégée comme une poupée dans un jardin beaucoup trop rose pour elle.
Elle avait besoin de recevoir de grands coups de poing de la vie, besoin de sentir les flammes vivifiantes de l'aventure, besoin de savourer l'amertume incomparable de la bière de contrebande, besoin de voir un autre sang que celui de ses verrats qu'elle abattait avec un plaisir de plus en plus émoussé, besoin de fracasser d'autre crânes, de terrasser d'autres adversaires plus consistants que ses boucs habituels, besoin de cogner d'autres têtes que celles qu'elle connaissait déjà... Bref, elle voulait sortir de sa trop jolie cage dorée, prendre son envol de jeune fille.
Elle aurait voulu donner libre cours à toute son énergie, montrer au monde la mesure de sa vitalité plutôt que de demeurer ainsi dans sa ferme. Elle s'y ennuyait comme un poupin devenu adulte à qui l'on n'aurait pas remplacé la dînette de l'âge tendre.
Malheureusement elle dut rester toute sa vie à la ferme à égorger du bétail, engraisser des porcs, mener la charrue, abattre des chênes, terrasser des cornus, arracher des souches, frapper de peureux colosses, chiquer l'humble tabac paternel, boire de la bibine de mauviette à quarante degrés, se faire saillir par des bons à rien de laboureurs, de dockers ou de boxeurs qui ne tiennent même pas debout après un litre de tord-boyaux...
Cette existence fadasse de midinette ne lui convenait vraiment pas et la rendit malheureuse toute sa vie durant, elle qui ne rêvait que de mâles activités, de défis martiaux, d'ouvrages magistraux et de grosse gnôle.
20 - Emoi au village
Les rosières trépignent devant la salle des fêtes. Déjà en état d'ébriété avancé, le garde-champêtre supervise tant bien que mal l'organisation. De zélés administrés s'improvisent auxiliaires municipaux, le béret bien vissé, fiers comme le coq penché du clocher. Les anciens (respectés parce qu'ils ont connu le Café-Tabac d'avant la guerre) jouent de la casquette le mégot humide collé à la lèvre inférieure, le rire gras comme les frites-saucisses qu'on sert sur les tréteaux, l'haleine fraîche comme le rosé, la bedaine héroïque.
Le bedeau, incorrigible vieux garçon qui ne connaîtra décidément ni les subtilités de l'amour ni l'usage du savon lorgne l'assistance femelle, l'oeil égrillard, un ballon de rouge d'une main, le drapeau tricolore de l'autre.
Ils sont tous là : le maire avec son écharpe républicaine qui impressionne tant la vieille Taupine, que certains prétendent de Hambourg mais qui en réalité est née au village, qui plus est ennemie farouche des Boches...
Il y a le curé bien sûr, la soutane imprégnée de naphtaline, le missel à la ceinture, prêt à dégainer au moindre appel du Ciel. Bon vivant, bon buveur, bon prêcheur, mauvais exemple, il aime ses ouailles impies, déteste les pécheurs véniels. Allez comprendre !
Le premier adjoint quant à lui ne manquerait pour rien au monde les festivités : il rayonne, auguste, le regard dur, la chique molle, enivré depuis la veille à l'idée de parader au milieu des administrés, pénétré de son importance municipale. Il brigue le trône aux prochaines élections et a d'ailleurs promis d'arrêter la chique le jour où il sera élu.
Le commis Alphonse : toujours là quand il y a distribution gratuite au buffet de la mairie, traînant odeurs de foin et relents de gnôle. Analphabète, épris de ses guêtres, le souffle chaud, le chapeau crasseux, les manches râpées, il n'est pas difficile l'Alphonse : il ne demande qu'à faire son trou au village. Et puis au cimetière aussi, il y tient chèrement. Un romantique l'Alphonse, le dernier des Mohicans.
La moitié des avinés ne sait pas ce qu'on fête à la mairie. L'autre moitié a oublié, grisée par l'ambiance, emportée par le souffle puissant, divin de l'accordéon. Peu importe le flacon : la salle des fêtes est pleine, le maire balbutie de joie - enfin d'ivresse -, le bedeau est aussi sonné que ses cloches, le père Eugène, béquilleux, danse sur ses trois pattes.
L'émotion est grande ce soir au village.
21 - Berthe-la-patte-folle
Tu perds rien pour attendre la Berthe ! Déjà qu'avec ta patte folle tu ressembles à une vieille capocharde en bois, quand je te tomberai dessus j'te cassera le dos en deux, moi ! T'entends dis ? Ha t'entends pas ? Pasqu'en plus t'es sourde... Sacré foutue vieille, va ! Des chouettes comme toi j'en déplumerais bien tous les jours, face de ratière !
Je t'aurai bien un jour, espèce de vieille bécasse à la patte tordue ! Tu le sais que je t'aurai un jour la Berthe, tu le sais. Alors c'est pas la peine de faire des airs que c'est comme si ça arrivera pas... Pasque ça arrivera. Et ce jour là la Berthe, t'entends, ce jour-là t'en verras des pas mûres. Pis des sacrées encore ! Vieille patte folle de sale oiseau que t'es, va donc crever ! Allez, cours-y à la crevure avec ta patte de travers, tu perds rien pour attendre que je te dis !
Ca te fait quel âge maintenant, dis la Berthe ? Bientôt quatre-vingt-dix ans, c'est ça ? T'es pas folle non ? Ben si t'es folle, justement. Faire des histoires à ton âge... Hein, quand même, tu te rends compte ? Tu l'auras quand même voulu. Je va pas me gêner pour t'avoir au détours. C'est pas l'âge qui fait, hein la Berthe ? T'es rien qu'une vieille patte folle qui perd pas pour attendre, pour autant que t'as quatre-vingt-dix balais... Et crois-moi, je va pas te rater !
Non, ça je va pas te rater la Berthe, fais-moi confiance... C'est pas avec tes quatre-vingt-dix ans que tu vas m'empêcher d'aller te remettre à ta place que tu mérites. Pauv' sourde va ! T'es qu'une patte folle qu'entend pas, t'entends dis ? Une vieille peau de patte folle que je va bientôt aller régler son compte bien comme y faut. En attendant dors sur tes deux oreilles pasque de toute façon tu me verras pas venir le jour où je viendrai, que tu soyes sourde ou pas. Tu m'entendras pas venir, mais je peux t'assurer que tu le sentiras passer... T'as toujours été une sale sourde à la patte folle et je te dis que tu vas le regretter la vieille !
Tu sais comme moi que la vengeance est un plat qui se mange froid, hein la vieille ? Bien froid !
22 - La soupe est prête !
D'un geste las, la maîtresse de maison pose la soupière fumante sur la table. Ca sent fort la soupe aux poireaux-pommes-de-terre. Son mari, une espèce de légume insignifiant, regarde le récipient sans broncher. Il attend le signal de sa femme pour y plonger la louche.
Avec sa calvitie prononcée, son air d'épicier de province et ses vieilles pantoufles usées, il est loin de faire pitié. Au contraire, il inspire mépris, dégoût, railleries. Le filet de bave qui lui pend aux lèvres est la goutte de trop : devant tant de décrépitude, qui résisterait à la furieuse envie de lui cracher au visage ? Cet ancien comptable a l'air de ce qu'il est : un éternel sédentaire qui n'a jamais eu d'autres rêves que de posséder des canapés en cuir, de rutilantes boîtes à outils vues dans les catalogues, un bon système d'adoucisseur d'eau, une véranda, une tondeuse à gazon dernier cri facile à entretenir, une assurance-vie... Aspirations de petit fonctionnaire étriqué que des milliers de soirs successifs à patienter devant des soupières ont fini par abrutir parfaitement.
- " Sers-toi donc Gaston, tant qu'la soupe elle est ben chaude !"
Toujours la même phrase, tous les soirs. Et lui de répondre invariablement, des milliers de soirs de suite :
- " Ha ben ça fait-y pas du bien de manger de la bonne soupe, hein ?
Parfois au milieu de la soupe le retraité se prend à rêver un peu plus que d'habitude :
- " Tu sais Germaine, un jour j'aimerais bien toi et moi acheter la cabane de jardin dont je t'ai parlée l'autre jour. Avec les p'tits nains tout autour, ça serait-y pas beau près de la véranda, hein ? J'en ai vu des beaux en passant devant chez Bricolage-Service... Y en a de vraiment chouettes alors ! "
- Avec ses rêves ineptes de minus et ses soupières pleines de promesses potagères l'ex-comptable vécut heureux encore très longtemps auprès de sa femme à son image.
Ils n'eurent aucun enfant.
Mais des soupières à vider, des milliers.
23 - Le destin de Patatin
Patatin, fermier de son état, aimait sa femme Adèle comme un gougnafier qu'il était, laquelle le lui rendait bien mal : elle, était une grande romantique, une belle âme, une parisienne élégante en quête de raffinements du coeur. Qu'était-elle venu patauger dans la fange quotidienne de ce rustaud ? Tous au village se l'étaient toujours demandé... Élevé chez les porcs, Patatin affectionnait leur compagnie, négligeant sans complexe celle de ses semblables. Les porteuses de dentelles n'étaient pour lui que des dépensières qu'il fallait corriger et, accessoirement, abreuver d'eau claire, nourrir d'avoine, atteler à la charrue.
Patatin ne frappait pas sa femme. Mais il ne l'habillait pas, ne la sortait pas, ni ne la cajolait. Il usait pour lui parler du même langage qu'envers son bétail. Il la hélait comme une vache laitière lorsqu'il était en rut, tapait du poing sur la table quand elle parlait poésie, la sifflait à l'heure de manger. En outre, le dimanche matin au lieu de lui apporter au lit des croissants chauds et du café autrichien, il lui faisait curer les étables, car le dimanche était jour de fumier.
L'affaire était sérieuse pour Patatin. Pour rien au monde il n'aurait manqué à ce rituel dominical : pendant que sa femme s'affairait à remplir des brouettées de fumier de six heures à midi, lui dégustait des pommes cuites arrosés de Calvados. Elle avait droit à une pause qu'il calculait à la seconde près, chronomètre en main, afin qu'entre deux étables elle pût satisfaire aux nécessités naturelles. Lui, pendant ce temps saupoudrait les pommes dorant au four de cannelle tropicale.
La corvée finie, exténuée, couverte de fumier, Adèle devait encore préparer le repas du midi pendant que Patatin allait inspecter les étables, racontant ses rêves de la nuit à ses vaches qui bousaient avec placidité.
Ainsi en allait-il de la vie de Patatin.
Mais, lassé des manières mondaines de sa femme, il finit par demander le divorce. Il obtint gain de cause et reçu de son ex-épouse une pension alimentaire qui lui permit d'aller jouer toutes les semaines au casino et de gagner une grosse somme qu'il utilisa pour s'agrandir. Il acheta des terres, construisit d'autres étables, grossit son cheptel. Il devint important dans la région. Riche, respecté de ses pairs, il épousa la fille de la châtelaine qu'il engrossa le jour-même des noces. Le fruit de la saillie fut laid et contrefait. Et fort sot. N'importe ! Il devait hériter de la ferme, des étables, du bétail, des terres, de toutes les terres acquises par le fermier...
Ce qui, définitivement, gonflait d'orgueil Patatin.
Le fils n'hérita point : il mourut à l'âge de douze ans, foudroyé par une leucémie aiguë qui laissa Patatin sans voix mais non sans ressources : il se consola en engrossant une nouvelle fois sa seconde femme. Mais celle-ci mourut avant même d'enfanter. D'une indigestion de cerises.
C'était en début juillet. Patatin dut finir seul la récolte des cerises à la hâte avant l'enterrement, ce qui l'irrita quelque peu, lui qui avait mis toute sa confiance dans sa femme. Pour finir, le jour des funérailles de son épouse, ayant failli se rompre les os en glissant sur la dalle humide du caveau, il se jura de ne plus jamais prendre femme.
24 - Le père Mesnier
Dans certains coins de la province profonde, on trouve depuis toujours des tribus d'âmes arriérées. Le père Mesnier est un cas. Ce personnage singulier se distingue de ses concitoyens agrestes par ses frasques mondaines, ses moeurs parisiennes, ses délicatesses d'un autre monde. Mais aussi par ses outrances de philistin. Bien qu'il n'aie jamais quitté son canton, on le prendrait pour un citadin. Ou pour un bourgeois en sabots. Ou pour un ours. Ou pour un papillon... Le père Mesnier est inclassable. Un drôle de zèbre en vérité.
Définitivement phallocrate, congénitalement efféminé, fantasque et sage, raisonnable et pervers, le père Mesnier sait rallier quiconque à sa cause, laquelle se résume en deux mots : l'ail et la Lune. Amoureux fou de l'astre noctambule et passionnément versé dans la culture des liliacées, il ne mange jamais d'ail, ne veille jamais sous les rayons de la planète blonde. Le père Mesnier, personnalité pour le moins paradoxale...
Les femmes sont un éternel sujet d'indifférence pour notre héros qui ne jure que par la Poésie ! Inculte, paresseux, gourmand, il n'a jamais ouvert aucun livre de sa vie. Ce qui ne l'empêche pas de postuler régulièrement pour une place à l'Académie Française dés qu'un immortel meurt. Ni de jouer de la lyre dans les rues de son village tôt le matin.
Le père Mesnier va à la messe le mardi, mange des crêpes banales le dimanche, imite assez bien le cri de la pie tous les jours de la semaine. Chez lui, il y a des tableaux de maîtres, des vaches, pas de cochons, des poules et des faïences choisies. Il aime chrétiennement sa femme, chèrement les arbres, piteusement l'avoine, mais n'aime pas du tout le vin chaud.
Il collectionne le vent, l'eau de pluie, les fleurs fanées et aussi les lettres de grands écrivains avec qui il correspond assidûment depuis plus de trente ans.
Si vous le rencontrez un jour au détour de son village quelque part au fin fond de la France, n'hésitez pas à lui adresser la parole et même à lui parler fort, vu qu'il est un peu dur d'oreille, mais évitez surtout de converser avec ses voisins.
Ce sont de véritables anonymes, et de la pire espèce encore : rien que de pauvres haricots verts.
25 - Un humble clocher
J'entrai dans la petite église du village. L'assemblée de pieuses était au complet. Il y avait la femme du maire et son chignon ridicule de fausse bourgeoise, la vieille fille méchante de la grand'rue, les quatre catins obèses parées de leurs dentelles du dimanche fleurant le formol, la femme du marchand de vins, fournisseur officiel de Monsieur le curé, les demoiselles pubères toutes à peu près aussi sottes et laides les unes que les autres...
Il y avait encore quelques paysannes en fichu, aussi avaricieuses que superstitieuses, les doigts crispés autour de leur chapelet usé, à moins qu'ils ne fussent hermétiquement clos jusqu'au passage de l'assistant du curé, enserrant avec une ferveur toute économique quelque inestimable piécette destinée à la quête. Et au fond de l'église, déjà à moitié ivre, le bedeau avec son air d'imbécile qui attendait benoîtement la fin de la messe pour sonner les cloches, sa plus chère mission sur cette terre, semblait-t-il...
Les fautes de goût se lisaient aisément sur ces visages plus ou moins rougeauds, à travers les toilettes démodées qui s'étalaient non sans outrance, jusque dans les airs sottement compassés de ces ouailles "poullaillères".
La vieille fille chantait comme une chèvre, couvrant de sa voix sonore et sirupeuse les autres choristes. Avec des trémolos exagérés dans la gorge, on eût dit qu'elle invoquait le dieu des caprins, comme si le salut de son âme dépendait de la ferveur de ses bêlements de femelle prétendument abstinente... Je savourais ce concert d'étable, amusé par ce chef-d'oeuvre de maladresses si chèrement encaustiquées, de crétinisme provincial si pur.
Les moeurs arriérées et ridicules de ce village parfaitement sclérosé semblaient avoir été miraculeusement préservées de toute corruption citadine. Le tableau était pitoyable et pittoresque. Cette église perdue était un régal, mais aussi un véritable laboratoire pour les railleurs de mon espèce dont le sens critique commençait à s'amoindrir soit par manque d'exercice, soit par lassitude, les provinciaux de notre époque ressemblant tous de plus en plus aux hôtes précieux de la capitale...
Je ressortis de l'église juste avant la fin de l'office, infiniment rasséréné sur la préciosité de ma personne, le prix de mon extraction, la valeur de ma particule, ainsi que sur la sottise, l'insignifiance, l'ineptie de ceux que je raillais si méchamment.
Et sur l'innocuité séculaire des cloches qui commençaient à s'ébranler derrière moi.
26 - Le tétin de la Vierge
Emile était le bedeau du village, et comme tous les bedeaux de village il était passablement demeuré, mal dégrossi, voire un peu idiot, quoique fort aimable. Toujours prêt à rendre service, il se dévouait tant qu'il le pouvait pour aider, c'est-à-dire dans la mesure de ses moyens, lesquels étaient assez limités. Il était surtout là pour sonner les cloches le dimanche à l'église. Et quand il oubliait de carillonner, ce qui pouvait arriver de temps à autre, c'est lui qui se les faisait sonner, les cloches. C'était d'ailleurs là toute l'affaire de Monsieur le curé qui n'avait pas son pareil pour tonner contre son "fichu bedeau de bon à rien" comme il disait...
Bref, la vie au village s'écoulait, banale et sans heurts pour le brave Emile.
Un jour le curé confia une tâche inhabituelle à son bedeau : il fallait épousseter les statues en plâtre de l'église. Emile se chargea donc de remplir la mission avec une imbécile ferveur, comme à son habitude. Armé de son chiffon et à l'aide d'un escabeau, il s'attaqua sans tarder aux statues naïves qui ornaient les murs décrépis de l'église. Après avoir astiqué quelques saints, il posa bientôt son escabeau devant la statue de la Sainte Vierge. Celle-ci avait le sein dénudé et l'offrait à l'Enfant Jésus dans un geste tout sulpicien. Emile ne s'était encore jamais approché d'aussi près de la Sainte Vierge en plâtre de l'église si haut perchée, pas plus que d'une femme de chair d'ailleurs.
Et pour la première fois de sa vie, un téton de femme avait troublé le bedeau, même si celui-ci n'était qu'un médiocre moulage. Il poursuivit cependant sa besogne en commençant par le haut de la statue.
Mais une fois le visage de la Sainte Vierge dûment, longuement, religieusement nettoyé comme pour retarder quelque honteuse échéance, le chiffon d'Emile arriva inévitablement à hauteur du sein en question, ce tétin qu'il redoutait tant. Il hésitait devant le petit dôme de plâtre... Puis, gauchement il passa son chiffon sur le sein nu de la Vierge. A ce moment précis un phénomène inédit eut lieu dans la tête bornée et fruste du bedeau, un phénomène qui était pour lui un événement d'une immense envergure : il faisait cela comme on caresse pour la première fois une femme, comme on étreint avec émotion cette source intarissable d'ivresses qu'est le flanc nourricier de l'aimée...
Une tempête de passions se leva dans le coeur candide du rustaud.
Il tremblait en caressant de son chiffon le sein de la Vierge en plâtre. C'était à la fois touchant et pathétique, attendrissant et navrant, émouvant et pitoyable, insolite et criant de détresse...
Cette statue de plâtre était devenue l'exclusive source d'émoi de son coeur puceau. De la femme, Emile ne connaissait pour ainsi dire que la Sainte Vierge de l'église, sa seule référence. Piètre science amoureuse acquise à bout de chiffon au cours d'une mission ménagère...
Dans les jours qui suivirent cette "expérience amoureuse", l'émotion d'Emile pour la statue de plâtre ne s'amoindrit pas, au contraire. Il allait voir chaque jour sa "fiancée" comme il disait, sa "vraie fiancée" qui l'aimait parce qu'elle ne le repoussait pas du haut de son perchoir et avec laquelle il entretenait un commerce aussi platonique que misérable.
Comme on le voit, le coeur humain est admirable, ou parfaitement indigent, qui a de temps à autre ses héros. Ou ses martyrs...
Dix ans, vingt ans passèrent. Au village Emile le bedeau sonnait toujours les cloches de l'église le dimanche. Un peu plus vieux, un peu moins vaillant à la tâche mais toujours aussi épris de sa statue. Les gens du village qui ne savaient rien de cette singulière, affligeante, désolante histoire d'amour entre cet humain infirme et la statue, depuis vingt ans qu'ils entendaient Emile leur répéter qu'il avait une fiancée, lui répondaient parfois par quelques propos salaces avec des airs goguenards. Par exemple :
- Alors l'Emile, quand c'est-y que tu vas la foutre en cloque ta sacrée fumelle d'fiancée ?
Et lui de répondre invariablement, naïvement, avec toute la pureté de son âme simple, de son esprit débile, de son coeur ignorant la malice :
- C'est ma fiancée que je vous dis, je va pas la mettre enceinte, j'y suis point encore marié avec. C'est ma vraie fiancée que ça fait vingt ans que je l'aime. Elle aussi elle m'aime, même si elle cause guère. Moi je sais que c'est ma fiancée, ma vraie fiancée... Ma fiancée qu'est dans l'église...
27 - Hauteur de vue
A Albert, petite ville de la Somme, est sise une basilique. Une Vierge dorée, entrée dans l'Histoire lors de la Grande Guerre, domine l'édifice. Pour les albertains, braves gens du nord, la séculaire dorure est devenue invisible.
Moi j'y vois mille feux, une auréole, une perle d'or au-dessus la cité. J'aime à lever les yeux au ciel, à la rencontre de l'hôte des nues.
Mon regard embrasse ciel et cime, et face à cet horizon vertigineux je chancelle avec délices, isolé du monde. La flèche mariale de la basilique me désigne des espaces intérieurs sans borne. Enivré d'or et d'azur, j'accède à des hauteurs de conscience inédites.
J'oublie la terre, et pars vers l'Empyrée, saluant oiseaux, astres, désincarnés. Des ailes m'emportent, des anges me parlent, des passants m'observent... Je redescends de mes sommets, le regard à hauteur humaine pour adresser quelque parole à mes frères albertains.
Je leur parle de la pluie, du beau temps. Ils sont contents. Je leur parle de l'état du ciel, de l'état de leurs finances, de l'état de leur voiture. Mais surtout pas de la Vierge dorée. Ils me comprennent, acquiescent, me donnent raison.
Enfin je les laisse au pied de la basilique, songeurs, hilares ou bien placides. Dans leur tête, des rouages de mécanique d'automobile, des inquiétudes météorologiques, des espérances bancaires.
Et je poursuis mon vol, plein de pitié pour mes semblables albertains, l'âme plus légère que jamais, le pas comme une aile, le coeur libéré des dernières pesanteurs terrestres.
28 - Vue d'esthète
Par un dimanche triste, pluvieux, je suis entré dans l'église d'un village perdu du fin fond de la campagne mayennaise afin d’assister à la messe. L’église était pleine de bonnes gens du pays : casquettes rondes et tailleurs démodés de rigueur. Ca sentait la cire, la vieille province et le désuet.
J’observais avec attention cette société de dévots endimanchés. Chose étonnante, parmi cette assistance grisonnante il y avait quelques jeunes filles à la mise moderne, colorée. Elles n’avaient pas vingt ans. Certaines étaient laides, d’autres charmantes. Je scrutais discrètement ces enfants de choeur en fleur. D’abord les rosières sans grâce, puis les jolies oies blanches. Sur ces dernières je m’attardais charitablement.
Le contraste était saisissant entre ces dos courbés, ces nuques ridées, ces faces rougeaudes d’hommes et de femmes de la terre mayennaise, et ces créatures juvéniles aux mines délicates, aux galbes olympiens, aux gorges parisiennes. Je me perdais dans la contemplation de ces chairs esthétiques, de ces traits aériens, de ces toilettes recherchées...
Les ouailles entonnèrent un chant, guidées par un orgue solennel. L’instrument en question, mi-orgue, mi-harmonium pour être honnête, semblait issu d’un XIXème siècle des plus rustiques. Les premières notes s’élevèrent... Le pire était à redouter.
Le chant n’était point grossier.
Surpris, je l’écoutai avec une sincère attention. L’on aurait pu s’attendre à quelque pesante, grasse, champêtre interprétation... La chorale était d’une étonnante qualité. Et le choix de l'oeuvre d'un goût sûr.
Tout à l'écoute du chant de messe, je ne quittais pas des yeux les gracieuses pucelles, leur prêtant une attention grandissante au fur et à mesure que s’élevait le choeur. En esthète averti j’associais les émois, combinais les ravissements, mêlais les ivresses : j’étais enchanté par la vue de ces demoiselles parées de la Grâce, et dans le même temps transporté par l'hymne. Aux anges, corps et âme. Mon regard obliquait parfois vers la voûte aux peintures naïves, puis revenait vers ces vestales mayennaise propres à inspirer d’authentiques vocations parnassiennes.
Cette fois le chant qui résonnait sous la voûte à la fresque écaillée était de toute beauté.
C’était inattendu d’entendre ça dans cette église du fin fond de la Mayenne, déconcertant de s'apercevoir qu'un tel joyau pût naître de ces gorges agrestes, insolite de découvrir tant d'art chez ces éleveurs de bétail. Etonnant mais indéniable : le chant était splendide. Moment de grâce dans une semaine d’étables, de bistrots miteux et de cours de fermes aux odeurs de fumier.
Pris sous le pieux sortilège des choristes, j'accédais à une autre dimension du monde, biblique. Tout était magnifié à travers le prisme de mon regard. Mon regard qui devenait insensiblement, progressivement comme le regard originel, le regard d’Adam et Eve d’avant le péché, ce regard vierge de préjugé, innocent, libre, ignorant des mondanités, du mal comme de la laideur...
Sous l’effet de l’Art, l’esthète que je suis voyait la beauté partout où son regard se posait. Et mon regard avait fini par se poser indistinctement sur les élues de la Beauté comme sur les créatures franchement ingrates.
Cependant, conquis par tant de causes diverses mais encore conditionné par d’académiques préjugés culturels, je préférais me concentrer sur les visages les plus flatteurs. Je contemplai ainsi quelque jeune et vierge soeur d’Aphrodite, irrésistiblement emporté par l’aile d’Euterpe ou de je ne sais quel messager céleste missionné pour sauver mon âme impie.
Le chant redoubla d’ardeur.
Et à ce moment précis les faces bovines s'affinèrent, des traits linéaux apparurent sur les visages : et je voyais des poètes à la place des paysans... Et je voyais des anges à la place des jeunes filles, qu'elles fussent belles ou laides...
J'ai craint que le charme ne se rompe aussitôt le chant fini, aussi ai-je quitté l'église bien avant la fin de l'office.
29 - Le silence est d'or
Alphonse aimait la Berthe en secret. Depuis vingt ans qu'il avait été engagé à la ferme, il courtisait toujours aussi timidement la fille du patron. Il lui jetait des regards furtifs à table, lui adressait de manière anodine des mots codés sensés être doux qu'elle recevait avec placidité. Vingt ans que ça durait ! La Berthe était devenue énorme, rougeaude, repoussante, mais Alphonse avait conservé intact son émoi originel.
Il n'avait d'yeux que pour celle qui lui avait souri une fois, une seule fois, lors de son premier jour passé à la ferme. Pure courtoisie de la part de la fille de son employeur ou véritable aveu d'amour, comment savoir ? Il y avait vingt ans déjà... Quoi qu'il en fût, il avait pris ce sourire avec toute la tragique candeur de son coeur de rustre. Une timidité viscérale le tenait toutefois à distance exagérée de l'être cher. Alphonse avait une âme d'authentique vieux garçon.
En vingt ans la belle était devenue un monstre. Mais le niais était demeuré niais. Heureux homme trompé par le temps, façonné par des moeurs arcadiennes qui ne voyait ni le mal ni la laideur, berger au coeur pur qui ne faisait pas de différence entre la chevrette et la barrique à fromages pourvu que les deux exhalassent le doux parfum de l'oubli... Alphonse s'était sclérosé dans ses habitudes amoureuses. A cinquante ans il espérait encore avoir des enfants de cette femelle encore vierge mais ménopausée qui apparemment n'avait vécu que pour faire tourner la ferme de ses vieux parents. Sa raison d'être à elle semblait se résumait à cette ferme.
Alphonse continuait ses tendres allusions à l'adresse de l'aimée qui en vingt ans n'y avait vu que du feu. Vingt ans à lui faire une cour aussi discrète qu'inexistante entre le sillon et l'étable ! Vingt ans d'un espoir fou accroché à la charrue, d'un fardeau d'amour traîné patiemment à la force du poing... En effet, Alphonse était resté travailler dans cette ferme uniquement pour gagner la main de la Berthe qui lui avait souri le premier jour, alors qu'au départ il ne devait faire qu'une saison avant de rentrer chez ses parents embrasser une carrière de marchand de bestiaux.
Dix années encore s'étaient écoulées. Un jour de grande chaleur, dans un moment d'intimité impromptue (événement rarissime en trente ans de "vie commune" à la ferme), alors qu'ils étaient seuls aux champs, le coeur serré, n'y tenant plus, s'adressant au mastodonte Alphonse finit par lui avouer :
- "La Berthe, si je suis resté à la ferme depuis trente ans, c'est pour toi. Pour toi la Berthe ! T'entends dis ? C'est par amour pour toi. J'ai jamais osé te le dire en trente ans mais aujourd'hui je crois que c'est le moment. Tu m'avais souri le premier jour, tu te rappelles ? Tu m'avais souris ce jour-là et depuis ça n'est jamais sorti de mon coeur. C'est pour ça que je suis resté, pour hériter de ta main la Berthe. Tu te rappelles dis, quand tu m'avais souri ce jour-là ? Tu m'aimais donc la Berthe ? "
- "Alphonse, lui répondit Berthe, je t'ai aimé dès le premier jour c'est vrai. Mais comme tu n'as jamais semblé faire attention à moi j'ai pris pour de l'indifférence ta froideur. Ca m'a tuée en dedans de moi. Je me suis désespérée sans jamais rien laisser paraître de ma peine. Je me suis mise à manger pour mieux oublier, et bien sûr toi tu semblais faire encore moins attention à moi. Je pensais que ça t'était complètement indifférent que je devienne une coche. Toujours aussi impassible, tu travaillais à mes côtés. Et maintenant tu dis que tu m'aimais... Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit ça les premiers jours Alphonse ? Ca nous aurait économisé une vie !"
- " La Berthe, je vais te dire... Maintenant que tu m'as ouvert les yeux, je me rends compte d'une chose... C'est vrai, tu es très vite devenue grosse et grasse comme une coche tout de suite après que je t'ai connue. Moi je ne voyais que ton sourire du premier jour, tu comprends ? Pendant trente ans je vivais avec ton sourire d'avant. Mais maintenant que tu m'as dit tout ça, la Berthe, je crois qu'à partir d'aujourd'hui.. Je ne t'aime plus du tout."
30 - Réveillon de pingres
Les Bûchebois ont bouleversé leur quiétude, cette année ils fêteront Noël ! Comme chez les jeunes : avec de la chandelle et du gras.
A ceci prés que chez ce couple de vieillards la moindre dépense est sujette à d'interminables discussions. Deux vieux avares incurables et butés aux moeurs anachroniques s'apprêtent à festoyer dans leur chaumière à l'approche de Noël. Un couple de demi fous en guenilles ne vivant que par procuration, à la vérité...
Il fut d'abord décidé qu'ils passeraient le réveillon sans feu, car selon eux ça ne valait pas la peine de chauffer la pièce pour l'occasion alors que tous les jours de l'hiver ils résistaient fort bien au froid. L'esprit d'économie a ceci de vrai et d'avantageux, c'est qu'il endurcit les corps.
- Pas besoin de feu ! C'est déjà ça de gagné, hein la mère ?
- C'est ben vrai l'pé', c'est toujours ça de gagné d'éconôôômie... Ca fera une bonne année de commencée. Faut pas déjà pousser les dépenses alors qu'on n'a même pas commencé l'an !
Ensuite tous deux se mirent d'accord pour manger de manière raisonnable. Pas la peine de se rendre malade avec de bonnes choses chères et de devoir aller quérir le docteur le lendemain. C'est qu'il ne travaille pas gratis le bougre !
- A-t-y des patates douces la mère ?
- J'en avions l'pé'.
- Ben ça suffira bien assez tout comme pour les jours ordinaires ! Pis y'a quoi à boire ?
- Y a d'lieau à boi' dans la cruche l'pé' !
- Va pour l'ieau d'la cruche ! L'vinasse du ciel elle fait l'affaire tout comme le vin, sauf qu'elle est pas à trente sous la bouteille elle au moins ! Pis elle coule pareil dans la gorge tout comme le vin, pas vrai la mère ?
- Ca je vais pas te dire le contraire l'pé'... L'ieau et le vin c'est du pareil au même vu que les deux y abreuvent aussi bien. Y 'a juste qu'une différence, c'est une différence de prix. Allez, on va pas se tracasser la tête l'pé ! Y'a de la bonne ieau qui fera l'affaire du pareil au même.
La nuit de Noël enfin arrivée, les deux avares firent un festin de pommes-de-terre à l'eau. Sans beurre. Dernier compromis qu'ils s'autorisèrent au dernier moment, quand les patates furent chaudes... Le couple d'ascètes ne put en effet se résoudre à ajouter le beurre. Les vieillards sentaient bien l'un comme l'autre que ça leur faisait mutuellement trop mal au coeur de gaspiller ainsi le beurre. " Le gras c'est pour les jeunes et non pour les vieux ! ", décrétèrent-ils de manière parfaitement arbitraire mais non moins définitive... Ce soir-là ils ne changèrent finalement rien à leurs vieilles habitudes. C'est qu'on ne bouscule pas aussi facilement soixante-dix-huit ans de réflexes institués en véritable religion ! Obstinément attachés à leurs valeurs, les Bûchebois ripaillèrent surtout en imagination ce soir-là. La chandelle qu'ils allumèrent à cette occasion ne brûla qu'une demi minute symbolique. Juste pour marquer le coup.
- C'est-y pas malheureux tout de même de voir qu'y a des gens qui brûlent jusqu'au bout de la bonne chandelle, hein l'pé !
- Que veux-tu qu'on y fasse la mère ? Allez, c'est assez brûlé, éteint donc ta flamme ça va faire une minute...
- T'en fais pas, ça aura pas fait une minute. J'ai compté, elle aura brûlé trente-trois seconde l'pé. Trente-trois seconde, ça va. C'est honnête.
- Oui ça va trente-trois secondes... Ca fait pas même pas une minute. On peut bien se permettre trente-trois secondes de chandelle, c'est pour la Noël. C'est pas tous les jours Noël quand même !
- Ha ! M'en parle pas l'pé ! Tous les jours la Noël, putôt crever oui ! Tu te rends comptes l'pé ? Ca serait pas vivab' ! Tous les jours à faire la fête à la chandelle, ha non alors ! Pas pour moi ! Tiens je préfère encore rester pauvre jusqu'à ma mort à l'idée de devoir dépenser comme c'est pas permis tous les jours de l'année !
Il discutèrent ainsi une longue partie de la soirée à propos de chandelle. Et d'autres choses insignifiantes. Ils se permirent tout de même une petite fantaisie qui égaya leur soirée : ils burent leur eau de pluie habituelle jusqu'à satiété. Pour ne pas à avoir à regretter de n'avoir pas bu de vin.
Ils burent, burent, burent, sordides et mesquins jusqu'à la dernière goutte.
A la fin de la soirée ils se jurèrent de ne jamais plus recommencer une expérience aussi éprouvante. A force de n'être jamais mangé, leur beurre devint rance quelque jours après ce réveillon mémorable.
Ils le mangèrent quand même, le trouvant fort bon, regrettant seulement de ne pas pouvoir attendre encore plus longtemps avant de le faire disparaître dans leur maigre estomac.
31 - Un abruti fini
Le père Eugène est un ancien combattant des tranchées de la "14". Quand il raconte ses souvenirs de guerre, il à la larme à l'oeil. A force de rire.
Il s'esclaffe en racontant ses anecdotes triviales de bidasses, inconscient des horreurs vécues dans la boue de Verdun. Il narre, joyeux, sa folle jeunesse sous les obus, le pinard des tranchées, le Boche qu'on tirait comme un lapin en faisant des paris avec les copains, intarissable sur ses coups pendables, se vante de ses succès en permission, prétend qu'il paradait fièrement au bras des filles, exagère ses faits d'armes, se souvient avec tendresse des chants paillards précédant les assauts, se remémore, hilare, les champs de bataille quand il fonçait sur l'ennemi, toujours rond...
Il avale sec sa gnôle le père Eugène, trinquant à ses souvenirs, l'air nostalgique :
- " Ha ! C'était quelque chose les tranchées mon gars ! Ca y allait. Pis ça pétait de tous les côtés ! Y sortait du Boche de partout. Ca mitraillait dur. On avait la trouille, mais que ce qu'on rigolait mon gars ! Fallait nous voir courir comme des lièvres... Ha ! Dans ce temps là j'avais des pattes pour la course, c'est pas comme maintenant. Tu penses bien, à cent-un an... C'est pus comme avant, hein ? Fallait le faire quand même, quand on y pense... Ha ! Ca y allait dans les tranchées ! "
Toute sa vie durant, et ce depuis bien avant qu'il soit envoyé dans les tranchées, le père Eugène a tiré sa substance vitale des mamelles de Bacchus. Habité par le dieu Gnôle du matin au soir, analphabète, inculte, ignare, le père Eugène passe cependant pour un héros sous prétexte qu'il a connu les tranchées. Pion de base imbibé en permanence de mauvais vin, Eugène aurait tout fait pendant sa jeunesse pourvu qu'on le lui ordonnât, pourvu qu'on le ravitaillât en pinard républicain : casser du Boche, envahir l'Espagne, coloniser les Nègres, conquérir le monde, pour lui aucune différence. Bien rigoler entre bidasses, voilà l'essentiel.
Il est jovial le père Eugène. Tout le monde l'aime bien.
Il faut quand même reconnaître qu'à cent-un an, cet ivrogne d'Eugène est un parfait, définitif, irréductible abruti.
32 - Les ordures du village
Nul n'appréciait l'étranger. Il avait une tête pas de chez nous, des regards de travers, des idées peu catholiques. Il habitait l'impasse, ne mangeait pas comme les autres, s'habillait comme un diable, priait un dieu lointain. Nous le toisions du regard. Fier, il ne baissait pas les yeux... Insupportable !
Il n'était pas chez lui et il osait. Chez nous, il osait... Il fallait agir.
L'intimidation n'ayant rien donné, certains -plus téméraires que d'autres- employèrent la force. Mais l'étranger avait de la pogne et en usa, laissant les assaillants meurtris dans leur honneur. Nous devions venger l'affront. Les humiliés attendirent une occasion. Une nuit ils essayèrent de le prendre par derrière. A plusieurs, c'était quand même plus prudent pensèrent-ils... Mais l'ennemi avait le dos solide. Et puis il était vif, un vrai serpent. Les nôtres essuyèrent un second revers. Plus cuisant que le précédent. Des enfants du pays, battus, rabaissés par ce métèque, cet intrus, ce criminel ! C'était le village entier qu'on humiliait. On était chez nous, et lui là, il osait...
Nous décidâmes d'en finir : le feu prit chez lui par une nuit sans lune ni témoin. Mais le vent se leva, et les flammes épargnant subitement le foyer du coupable allèrent lécher puis embraser la maison voisine, là où vivaient la veuve et ses trois enfants. Il les sauva du péril. La veuve qui s'était montrée la plus haineuse à son égard n'osa plus le regarder en face. Lui gardait la tête haute. Insupportable ! Nous tentâmes alors de l'accuser d'avoir mis le feu chez la veuve en espérant pouvoir enfin se débarrasser de lui... Les gendarmes l'emportèrent finalement.
Au soulagement de tous, le condamné finit sur l'échafaud.
Nous n'aimions pas l'étranger.
33 - La porteuse de cierge
Elle était si fière de porter le gros cierge ! Le seul honneur qui fût à sa portée. Son rêve de célibataire provinciale se réalisait tous les dimanches. En tête de procession, elle se sentait pousser des ailes. Ha ! Il fallait la voir parader dans la petite église de son village, la tête haute, le talon bas, solennelle et ridicule...
Dans sa cervelle étriquée de vieille fille, elle ne réalisait pas encore que ce cierge qu'elle hissait si haut dans son estime, étreignait si fort entre ses doigts, arborait avec femelle vanité devant les autres fidèles trahissait en fait ses désirs les plus chers, qui étaient aussi les moins avouables...
Le curé accoutumé aux fièvres suspectes de ses ouailles avait plus que les autres conscience que la processionnaire, à travers l'objet pieux, rendait confusément hommage à quelque vaillante virilité... Ce cierge, elle le pressait comiquement contre sa poitrine, le baisait sans pudeur, l'exhibait tel un sceptre magique.
Elle processionnait ainsi dans l'église chaque dimanche au son de l'harmonium, s'imaginant affermir sa réputation d'abstinente. Mais qui était encore dupe ?
La flamme du flambeau montant vers le ciel désignait tacitement son hymen clos : la prude montrait trop bien ce qu'elle voulait cacher, le masque de sa dévotion ayant pris définitivement les traits du vice. Elle était bien la seule à ignorer que l'éclair de son cierge ne symbolisait rien d'autre que le feu de sa chair inassouvie... Cécité de bigote.
Ainsi elle se donnait en spectacle à la messe devant les notables amusés, la misère de sa condition la rendant décidément sotte. L'image de piété qu'elle pensait transmettre le dimanche à l'assemblée se transformait à son insu en aveu éhonté : ses prières publiques étaient tout à la gloire de ses obsessions phalliques.
34 - Une vie sans histoire
Je suis un modeste comptable sans histoire : calvitie naissante, gentille bedaine, lunettes sages, costume sombre. Classique.
On me dit terne. Triste, voire sinistre ajoutent les mauvaises langues... Il est vrai que je vis seul, ne sors jamais, ne me chauffe pas par souci d'économie. Et alors ? Au moins je ne "fais pas la vie", moi ! Mon existence est rythmée simplement par les jours qui passent, tous semblables. J'ai des manies de petit retraité : vérifier que ma porte est bien fermée le soir en rentrant du travail, regarder l'heure après mon bol de tilleul, aligner mes pantoufles le long du lit avant d'aller me coucher. Plutôt rassurant, non ?
Nulle passion n'agite inutilement mon coeur. Le médecin a dit qu'il fallait me ménager : j'ai un peu d'embonpoint, ne faisant pas de sport. Mais avec l'âge que j'ai, hein... La cinquantaine tranquille. Dans la vie je ne fais pas de vagues. J'ai des habitudes assez ordinaires : me lever le matin, remplir des formulaires le jour au bureau, rentrer chez moi le soir, me coucher, me lever le matin suivant...
Mes idées politiques sont claires : il faut vivre avec son temps et ne pas s'opposer à la marche des choses, ça ne sert à rien. Mais surtout moi je dis qu'il vaut mieux être bien avec tout le monde. A quoi ça sert de se brouiller avec les gens qui nous entourent ? J'ai les idées de mes voisins et je vote donc comme la majorité. Ne pas faire de vagues, c'est ma devise.
Je suis croyant dans le Bon Dieu. Enfin s'il existe, hein... Moi je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu. Sinon je ne suis pas contre le fait qu'il existe. Ca serait même bien pour moi, vu que je suis croyant. J'aime les femmes aussi, même si je ne me suis jamais marié. La vie de ce côté-là n'a pas voulu de moi. Quand j'étais jeune on disait que j'étais empoté avec les filles... Je sais pas, je ne les ai jamais abordées à cette époque. J'avais trop peur de faire des vagues.
Après une jeunesse de reposante solitude, j'ai invité ma première et seule conquête féminine au bar-tabac de ma rue. J'avais dans les quarante ans. C'était une employée de l'usine sise juste en face de chez moi. En partant à mon travail je la voyais arriver au sien. On se croisait presque tous les matins pour ainsi dire. J'ai mis ma cravate du dimanche et lui ai offert un café. En payant le cafetier, j'en ai profité pour me débarrasser de toutes mes petites pièces qui me restaient dans le fond de mes poches. Histoire de faire le malin devant la belle. Les femmes aiment les boute-en-train.
Comme je n'avais pas assez, je lui ai demandé de mettre au bout. J'ai récupéré les sucres qui n'avaient pas été consommés aussi : j'ai voulu montrer à ma future femme combien j'étais économe, avisé, sûr de mon droit. J'avais payé le café avec les morceaux de sucre servis en même temps, plus la TVA. Il était normal que j'emportasse les sucres restants... C'est le genre de détail qui pouvait jouer favorablement dans mon entreprise de séduction, pensais-je. Les femmes aiment les hommes forts.
Elle gagnait assez bien sa vie, vu qu'elle travaillait à un poste de sous-chef dans la chaîne d'assemblages de l'usine (qui fabriquait des appareils ménagers). J'avais des vues sur elle depuis un mois : elle était stable, ponctuelle au travail, propre sur elle, avait un air sérieux, une vie apparemment bien réglée. Une fille modeste avec des goûts simples, bonne couturière, honnête et pas dépensière. L'épouse idéale.
Je me voyais déjà filer le parfait bonheur conjugal avec elle : promenades vespérales du samedi dans la grande rue et pot-au-feu du dimanche. L'usine où elle travaillait étant juste en face de chez moi, je pensais que ce dernier argument aurait fini par la convaincre. Elle s'est finalement mariée avec un employé de la chaîne de montages de la même usine, sous-chef lui aussi. Depuis j'éprouve une certaine rancoeur envers les sous-chefs des chaînes de montages.
Mais bon je n'ai pas à me plaindre. J'ai une vie paisible, rangée, sans histoire. Tout comme j'ai toujours rêvé. Alors c'est pas à cinquante ans passés que je vais commencer à faire des histoires, hein ?
35 - L'effet cloches
Je passai près de l'église au moment où s'ébranlaient les cloches : j'assistai au concert, charmé par le chant de l'airain.
Je ne m'étais jamais rendu compte jusqu'à ce jour qu'une volée de cloches pût être si exquise... Au son du bourdon, des souvenirs surgirent, des images survinrent.
Grâce, puissance, majesté émanaient du métal. Peu à peu le carillonnement devint assourdissant. Une ivresse inconnue me gagna : je me sentais emporté par les clameurs argentines du clocher.
A cet instant je compris que les cloches au contact de l'homme avaient hérité d'une âme. Elles apparaissaient vivantes à son coeur enclin à leur attribuer chaleur, éclat, souffle. Ainsi la matière la plus dure pouvait lui inspirer les plus doux émois pourvu qu'elle fût travaillée avec art, patience, amour.
C'est alors que je vis sortir de l'église une longue créature ingrate, sorte de chèvre acariâtre au pas pressé, au regard hargneux. Chignon strict et silhouette étriquée caractéristiques... Je devinais à son aspect chagrin qu'elle était chantre de messe. Une méchante fille que l'habitude des cloches avait rendu sourde aux plaisirs de la chair, aux tendresses de l'amour.
Je compris autre chose : les vieilles filles au contact des cloches héritaient quant à elles d'une chasteté de fer. L'hymne du clocher faisait briller les beaux esprits, emplissait de joie les âmes généreuses, faisait battre les coeurs de braise.
Et rendait encore plus rigides les hymens clos.
36 - Les yeux clairs
Lorsque j'étais enfant il y avait dans mon village un vieil homme qui passait à vélo. On l'appelait "Saint-Denis". J'ignore si c'était là son véritable nom ou un simple sobriquet. Il vivait dans une vague cabane dans le village d'à côté. Dans une espèce de lieu informel, mi-terrain vague, mi-sous-bois, non loin du centre de son village. Une situation à la limite de la légalité. Ce "Saint-Denis" doit être mort depuis longtemps, maintenant.
Je portais sur cet homme mon regard puéril, et voyais en lui une sorte d'aimable vagabond aux allures d'étoile filante, juché sur son antique vélo et qui passait dans la rue, laissant sur son sillage un parfum mystérieux et exotique. Mon imagination impubère s'emportait et je me laissais vite séduire par ce vieux fou. Je le croyais prince de quelque royaume fantastique, sorcier magnifique ou compagnon de lutins. Je l'interrogeais, émerveillé par ses histoires de loups dans la nuit, de hérissons, de hiboux, par ses anecdotes pittoresques, ses aventures avec son vélo sur les petites routes de campagne... Cet homme fut un des rêves ayant nourri mon imaginaire infantile.
Puis je grandis. Alors mon regard sur les choses de ce monde changea. Le merveilleux personnage que je m'étais figuré était devenu un pauvre type analphabète, inculte, sans conversation, aux allures douteuses et ne s'intéressant qu'aux bistrots. Ce "Saint-Denis" n'était pour moi plus qu'un vieux garçon minable et sans intérêt qui vivait dans une cabane sordide.
Le jour où je pris conscience de cela, ce jour-là je devins adulte.
Mais le jour où je pris conscience, bien plus tard, que mon regard avait à ce point changé, ce jour-là je décidai de redevenir enfant. Et je ne voulus plus jamais être adulte.
37 - Une bière blonde
C'était un dimanche monotone. Dans la basilique la messe venait de finir. Le ciel était gris, les cloches sonnaient à toute volée pendant que les fidèles s'éparpillaient.
Imbécilement, les hommes ne disaient rien. Pieusement, les femmes se taisaient. Les passants étaient muets et les cloches redoublaient de fureur. Le rond-point plongé dans la torpeur n'était traversé que par quelque silhouette insignifiante. Le monument aux morts s'ennuyait à mourir sur la place désertée. Dans la rue les yeux étaient vides, dans les bars les verres étaient pleins.
Bref, les hommes passaient humblement le temps dans cette petite ville de province sans histoire. Avec ce regard méditatif et mélancolique propre aux âmes rêveuses, je m'attardais sur les choses les plus banales et les êtres les plus modestes qui entraient en scène sous mes yeux. Ce spectacle morne et dérisoire m'inspirait une nostalgie sans objet. Mon spleen était un délice, je le savourais en esthète.
Je voyais tout cela à travers la vitre du bar qui donnait sur la basilique. Plus précisément, je voyais tout cela à travers les vapeurs de la bière qui me montaient à la tête et qui me rendaient encore plus contemplatif qu'à l'accoutumée... Et le monde soudain dansait au-dessus de ma tête, et des fantômes joyeux tournaient autour de moi dans le fracas agréable des cloches... A mes pieds traînaient quelques vieux mégots écrasés. Tandis que dehors le concert d'airain berçait mon ivresse, à travers la vitre du bar je levai les yeux vers le sommet de la basilique où trônait la statue de la Vierge recouverte d'or.
Les vapeurs de la bière continuaient à m'enivrer progressivement. L'éther montant en moi, je vis les premiers sourires apparaître sur les visages. Les assoiffés accoudés au bar, tous marqués à divers degrés par des moeurs éthyliques héréditaires, étaient devenus mes frères de perdition. Je détournai cependant assez vite le regard de cette assemblée de nez pourpres et de casquettes épaisses.
A présent le son des cloches de la basilique s'espaçait tout en diminuant graduellement d'intensité. Bientôt un silence mortel régna dans la rue ainsi que dans le bar. En effet, les buveurs n'ayant brusquement plus rien à se dire, ils se turent stupidement. Mais leur silence me parut plein de discernement, de pénétration, de profondeur. Je levai une fois encore les yeux vers la statue mariale et en ressentis un délicieux vertige. Le démon de la bière m'emportait toujours plus haut sur ses ailes ambrées... Je n'étais plus seul. En moi un feu du diable brûlait, j'étais aux anges.
Tout autour de moi était devenu statique. Il ne se passait rien dans le bar, rien dans la rue, rien dans les têtes ni dans les coeurs. C'était la province un dimanche, ça respirait l'ennui, le petit blanc sec et la léthargie, et les gens n'avaient rien à faire. Tout n'était que mollesse et temps qui passe, monotonie et repli sur soi. Mais dans ma tête se concertaient avec finesse et éclat Bacchus et la Vierge dorée : un instant de grâce dans un monde de parfaits abrutis.
La ville était morte et s'appelait Albert.
38 - Debout les villageois !
Il a plu des obus certains jours autour de Warloy-Baillon. Aujourd'hui on s'ennuie à mourir dans cette petite cité. Pourtant la « soporifique couveuse » est riche de sites et d'événements. En effet, Warloy est entouré d'authentiques Blockhaus, de champs encore « minés, plombés », de quelques jolis bois et surtout de riants chemins de craie. Mais rien n'y fait. Plongé dans sa progressive torpeur, sa coutumière grisaille et ses provinciales habitudes, le village se meurt.
Le sifflement des obus est bien loin aujourd'hui. Les trépassés se reposent. Les survivants de la « 14 » sont partis. Il n'y a plus rien à dire à présent, puisque plus personne ne raconte, puisque les habitants de Warloy ne causent plus qu'avec leur télévision le soir, puisque le village est mort d'être éternel village.
A Warloy-Baillon aucun train ne passe, nul oiseau venu d'ailleurs ne vient se poser, rien ne vient distraire la morosité ambiante. Warloy-Baillon est une terre sans plus d'histoires. Dans cette modeste paroisse comme dans tant d'autres en cette fin de siècle, les vivants semblent dormir sous les toits d'ardoise d'un même sommeil que les morts du cimetière dans leur lit de marbre. Et à présent on ne voit plus que des fantômes dans les rues de Warloy-Baillon. Plus rien ne peut réveiller ses habitants.
L'ennemi n'est plus le traditionnel Allemand de la « 14 », mais le silence et la boue. On baille ferme à Warloy-Baillon.
Warloy s'enfonce, s'enlise, se fige : il ne s'y passe pas grand-chose. Les cloches de l'antique église semblent sonner les heures pour rien, pour personne : tout demeure pétrifié au son clair de l'airain. Hommes et bêtes. Même les anges s'ennuient là-bas, et le dimanche à l'heure de la messe l'église est désertée.
La commune est une tombe. Muette. Grise. Pesante. Mortelle.
Bienvenue à « Terminus-City » !
39 - Un retraité actif
Le père Eugène est un membre assidu du club des Aînés Ruraux de son village. Quatre-vingt-trois ans et une sénilité parfaitement assumée ! Le dimanche en compagnie de ses pairs, il faut le voir jouer aux cartes, et puis l'entendre chanter, ça n'est pas rien ! Un vrai boute-en-train le père Eugène... Avec son mégot éteint perpétuellement pendu à sa lèvre molle, son éternel béret vissé sur le front et sa démarche chancelante, il a bien l'air de ce qu'il est : un vieil abruti alcoolique.
Avec ses passions débiles, ses occupations ineptes et ses amours insignifiantes, le père Eugène symbolise à lui seul tous les bas-fonds des hospices de province. Une vie entière passée à boire, fumer, parler voitures, tondre son gazon le dimanche pour finir comme un détritus passant son temps à faire des parties de cartes avec d'autres "seniors" de son rang !
Rassurons-nous toutefois car le père Eugène a toujours été à l'abri de sa propre inanité derrière ses mégots. Ignorant la misère de sa condition, il vous postillonne chaleureusement à la face en racontant ses histoires sans intérêt, hilare. Sur le sort de son chien, il est intarissable. Sur la météorologie il est capable de débiter en une heure autant d'âneries qu'un plombier sur la philosophie kantienne en une vie entière ! Après ses interminables parties de cartes, en général il n'a plus rien à dire du tout : il cuve.
Il s'imagine toujours capable d'honorer les caissières de supermarchés le père Eugène ! Mieux encore : il aime dire "Hôtesses de caisses", ça lui plaît à l'Eugène. Ca lui donne l'impression de faire moderne. Notons qu'il est parfaitement conditionné par les émissions de TF1. Un spectateur modèle, irréprochable ! Il sait parler comme les jeunes le père Eugène. Il dit "Hôtesses de caisse" pour ajouter une touche de noblesse à ses mots d'amour...
Pitoyable du haut de son béret jusqu'au fond de ses charentaises... Longue vie dans le club des Aînés Ruraux Eugène !
40 - Jésus de Vire
Elle partit de Vire comme une andouille pour se rendre à Lourdes en quête de miracle. Ce dernier eut lieu : elle dépensa une petite fortune en objets de dévotion qu'elle se mit à chérir imbécilement, elle qui d'ordinaire était si avaricieuse.
De retour à Vire la sotte femme prit un amant de passage. Celui-ci l'engrossa en le faisant exprès, puis la quitta par inadvertance. Elle enfanta d'un mâle qui fut baptisé "Jésus".
Jésus grandit à Vire entre vierges en plastiques remplies d'eau de Lourdes et mère peu dévouée. Il devint sonneur de cloches à l'abri du besoin. Monsieur le curé -homme fier, austère, injuste, violemment antistatique- en fit un parfait paillard, alors qu'il prônait avec ardeur l'abstinence lors de ses sermons.
Au pays des pommes Jésus de Vire passait pour une poire. Maladroit, cruel, aliéné par la folle piété de sa génitrice -vraie bigote à l'opposé de la mère castratrice-, homosexuel peu refoulé, esprit tordu bien que faible, Jésus de Vire visita Lourdes vers sa vingtième année. Là, il reproduisit aussi fidèlement que possible le parcours de sa mère. De son union passagère avec une amante oublieuse, il hérita d'un fils, Joseph. Ce fut le nom presque involontaire que la mère donna à sa progéniture avant de l'abandonner à son géniteur.
A Vire désormais vivaient Jésus et Joseph, derniers d'une lignée détonante.
41 - L'incroyable Gertrude
Gertrude est une "femme à couilles". Cent-vingt kilos, des biceps d'acier, une pogne d'enfer. Et avec ça elle crache plus loin que le Diable, émet des ronflements d'ogre, crie aussi fort que son âne, jure comme un bougre.
Fermière "à l'ancienne", le sillon est son élément et elle défend ses droits à coups de poing. Gertrude, une femme de caractère diront certains... Une femme, une vraie. La terre est son enfant -celui qu'elle n'a jamais eu, le seul qu'elle aura autant aimé-, le facteur une poule mouillée qui roule en "autojône" et le bon Dieu une espèce de mauviette qui se cache derrière les nuages. Bref, voici une femme de marbre au destin taillé à sa mesure. La terreur locale.
Qui pénètre sur le territoire de la Gertrude s'expose aux fureurs d'une hôtesse prompte à la riposte. Fureur dans tous les sens du terme car Gertrude est aussi une femme qui à sa manière "aime" les hommes. Redoutables sont ses transports utérins et malheur à celui qui tombe dans ses filets ! Mais laissons-là les amusements. Côté politique, recettes de cuisine et autres subtilités de la langue ou de la pensée, ses arguments sont en général assez convaincants : quand Gertrude se met à causer, elle commence d'abord par remonter ses manches. Même les gendarmes n'osent pas enfreindre la loi de fer qui règne dans la ferme du tyran. Les plaintes portées contre elle n'ont jamais eu de suite. Franchir la barrière séparant le monde civilisé de l'exploitation agricole, c'est faire acte d'héroïsme. Ou d'inconscience : Gertrude manie avec autant d'aisance la fourche que le fusil. Celui qui lui rend visite le fait toujours à ses risques et périls.
Égorgeuse de porcs, rompant leur cou à mains nue, un couteau entre les dents, une flamme sauvage dans l'oeil, voilà la Gertrude. Arracheuse de souches, bûcheronne à la hache, buveuse de gnôle forte distillée par ses soins, telle est cette femme née sous le passage de Dieu sait quel météore...
Un jour la Terre trembla : le malingre Jean Duval, comptable de moins de cinquante kilos et de plus de quarante-huit ans -une petite nature-, alla demander la main au monstre. Parfois la folie s'empare subitement de certains êtres... Tous s'attendirent à ne pas voir le prétendant sortir indemne de la ferme.
L'impensable eut lieu.
Les chaumières firent leurs veillées autour de cette histoire d'amour contre-nature entre le moucheron et la tarentule. Le maire trembla le jour de l'union officielle, non d'émotion mais de crainte : l'épousée le toisait, le dépassant d'une tête. Le curé encore sous le choc d'une expédition à la ferme vingt ans auparavant pour une belle mais illusoire tentative de "conversion à la douceur christique" de son hôte, expédia la cérémonie sans demander son reste. La maréchaussée quant à elle se tint à carreau, préférant feindre une pacifique indifférence en ce jour sensible.
Les noces ne se prolongèrent guère à la mairie, au grand soulagement de tous. Le couple vit heureux depuis dix ans dans les hauteurs du hameau. La Gertrude manie toujours aussi habilement la bêche et le canon à gros gibier. Quant à l'heureux époux, c'est un permanent miraculé.
42 - Evénement dominical
Le village somnole sous le soleil de cet énième dimanche d'été. Rien ne bouge. Avec cette impression que l'inertie dure depuis des siècles... Les rues mortes semblent avoir été conçues pour des habitants morts. Leurs maisons sont des tombeaux d'où émanent parfois des senteurs de cuisine. Odeurs pesantes de pot-au-feu, de graille, de fritures douteuses...
Sous les toits, on parle de tout et de rien : de la météo, des dernières nouvelles potagères, des minuscules événements du village voisin... Parfois on ne parle pas du tout, les repas, les journées se passent dans un silence crétinisant. Les têtes, les paroles, les regards, tout est vide. Sauf les assiettes : préoccupation vitale qui donne une raison de végéter à ce peuple de légumes. Les repas forment le point d'orgue de leurs journées sans saveur. Même quand ils ne mangent pas, la plupart des habitants passent leurs journées assis, à attendre que le temps passe.
En arpentant la rue principale de ce cimetière d'éternels attablés, l'étranger égaré sent les petits yeux ridés qui épient. Derrière les carreaux, les fantômes du village s'en donnent à coeur joie. Un étranger ! Événement considérable. Pour ces éternels enterrés n'ayant rien à faire du matin au soir, ne connaissant que les limites de leur espace maraîcher, limitant leur cercle social aux voisins les plus proches et aux cousins, un visiteur est un ennemi, une bête curieuse, un parisien, un messie. Ou bien alors le Diable.
Quand passe l'ombre du flâneur, nécessairement hérétique, sorcier ou alchimiste, même le coq sur le clocher n'en revient pas ! La cloche de l'église se tait, le bedeau oubliant l'heure de son service devant la portée de l'affaire. Un passant que nul ne connaît, qui plus est dans la rue principale du village ! Le centre de l'Univers violé par le passage d'un inconnu. Les chiens aboient, les fichus se collent aux fenêtres, les casquettes se figent, tout est aux aguets dans la "rue-morte"...
État de choc dans le village.
Mais voici que le marcheur s'éloigne, prend la direction de la sortie du village. Dix paires d'yeux derrière des jumelles escortent l'étranger jusqu'à l'horizon. Un héros anonyme le suit même courageusement dans le viseur de son fusil. Sait-on jamais... La silhouette disparaît au loin. Tout est fini. Le village peut reprendre son souffle.
Un dimanche dont les habitants se souviendront longtemps !
TEXTES DE RAPHAEL ZACHARIE DE IZARRA
Voici quarante textes cruels, rarement tendres (parfois), mais toujours issus d'une plume soucieuse de froid esthétisme, d'âpre vérité.
Voici quarante textes cruels, rarement tendres (parfois), mais toujours issus d'une plume soucieuse de froid esthétisme, d'âpre vérité.
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1 - Les vieilles filles
J'aime les vieilles filles. Et lorsqu'elles sont laides, c'est encore mieux.
Les vieilles filles laides, acariâtre, bigotes ont les charmes baroques et amers des bières irlandaises. Ces amantes sauvages sont des crabes difficiles à consommer : il faut savoir se frayer un chemin âpre et divin entre leurs pinces osseuses. Quand les vieilles filles sourient, elles grimacent. Quand elles prient, elles blasphèment. Quand elles aiment, elles maudissent. Leurs plaisirs sont une soupe vengeresse qui les maintient en vie. Elles raffolent de leur potage de fiel et d'épines. Tantôt glacé, tantôt brûlant, elles avalent d'un trait leur bol de passions fermentées. Les vieilles filles sont perverses. C'est leur jardin secret à elles, bien que nul n'ignore leurs vices.
Les vieilles filles sont des amantes recherchées : les esthètes savent apprécier ces sorcières d'alcôve. Comme des champignons vénéneux, elles anesthésient les cœurs, enchantent les pensées, remuent les âmes, troublent les sangs. Leur poison est un régal pour le sybarite.
L'hypocrisie, c'est leur vertu. La médisance leur tient lieu de bénédiction. La méchanceté est leur coquetterie. Le mensonge, c'est leur parole donnée. Elles ne rateraient pour rien au monde une messe, leur cher curé étant leur pire ennemi. Le Diable n'est jamais loin d'elles, qui prend les traits de leur jolie voisine de pallier, du simple passant ou de l'authentique Vertu (celle qui les effraie tant). Elles épient le monde derrière leurs petits carreaux impeccablement lustrés. Elles adorent les enfants, se délectant à l'idée d'étouffer leurs rires. Mais surtout, elles ne résistent pas à leur péché mignon : faire la conversation avec les belles femmes. Vengeance subtile que de s'afficher en flatteuses compagnies tout en se sachant fielleuses, sèches, austères... C'est qu'elles portent le chignon comme une couronne : là éclate leur orgueil de frustrées.
Oui, j'aime les vieilles filles laides et méchantes. A l'opposé des belles femmes heureuses et épanouies, les vieilles filles laides et méchantes portent en elles des rêves désespérés, et leurs cauchemars ressemblent à des cris de chouette dans la nuit. Trésors dérisoires et magnifiques, à la mesure de leur infinie détresse. Contrairement aux femmes belles et heureuses, elles ont bien plus de raisons de m'aimer et de me haïr, de m'adorer et de me maudire, de lire et de relire ces mots en forme d'hommage, inlassablement, désespérément, infiniment.
2 - Leçon de choses
L'une était laide, sotte, méchante. L'autre était belle, espiègle, aimable. Cependant la première était très chaste et fort pieuse, la seconde frivole et passablement impie.
Par jeu je tins ce pieux discours à la dévote aux traits ingrats :
- Mademoiselle, votre laideur est le garant de votre vertu. Vos mœurs austères plaisent à Monsieur le curé qui vous voit à vêpres chaque jour. Votre vie de misère fait plaisir à voir, au moins vu du presbytère. Votre laideur est maudite mais votre vertu est estimable. La décence est chose encore assez rare chez les jeunes filles pour qu'elle vaille quelque prix aux yeux des honnêtes gens. Acceptez donc aujourd'hui qu'un galant achète votre hymen au prix fort.
La chaste me répondit :
- Certes, je suis laide. Cependant je suis une fille pieuse et honnête, amie des araignées d'église et des soutanes. En ce bas monde seules la solitude et la poussière me sont chères. Sachez que mon hymen est consacré au silence, mon cœur au démon de l'ennui et mon âme aux cloches de l'église.
A l'entendre ainsi parler, elle était effectivement bien sotte.
A la jolie libertine je m'adressai en ces termes :
- Mademoiselle, votre charme est le garant de votre bonheur. Vos mœurs joyeuses plaisent à Dieu qui se réjouit d'avoir fait une si belle oeuvre. Votre légèreté ensoleille les cœurs ternes qui vous approchent. Votre beauté est bénie, ainsi que votre âme. La vénusté est chose trop précieuse pour qu'on omette de lui rendre hommage. Acceptez donc aujourd'hui qu'un galant achète votre hymen au prix fort.
Sur quoi l'aimable créature me répondit :
- Parce que je me voue sans compter aux causes de l'amour, je vous accorde sans compter l'accès aux merveilles que vous convoitez. Je suis l'amie des joyeuses gens, de la danse et du vent dans les herbes folles. Ma beauté est consacrée à la Beauté, mon cœur à la joie et mon âme à qui la méritera.
Après l'avoir dûment corrigée et humiliée je laissai tomber la laide, bigote et imbécile demoiselle au bénéfice de la belle, épanouie et spirituelle amante.
Moralité : châtiez, raillez puis fuyez les laiderons sans esprit ni envergure !
3 - Abstinences et châtiments
Sa vertu consistait en des puérilités de vieille fille. Elle fréquentait avec assiduité les lieux austères, sombres, humides : caveaux, chapelles décrépites, presbytères aux relents d'hospice. Elle consultait des livres poussiéreux sans intérêt, s'abîmait dans la lecture frénétique de vieux missels, assistait à toutes les messes.
Son honnêteté était légendaire. Elle ne sortait jamais le soir, ne portait que des vêtements de deuil, se détournait naturellement des hommes tant elle avait pris l'habitude de les mépriser depuis ses premières règles. Si bien qu'à quarante ans elle était devenue laide et acariâtre.
Un jour cependant, prise d'une sorte de fureur utérine sans précédent propre aux femelles de son espèce, elle alla exhiber sa nudité sur une plage où nul ne la connaissait, loin de son village natal. Elle se délectait à l'idée d'éveiller de mâles ardeurs au-delà de son clocher.
Elle fit l'effet d'un repoussoir : elle était sèche, osseuse, sans forme. Elle n'avait que de la peau et des épines. C'était une rose sans pétale, une longue tige couverte de piquants, une femme flétrie et anguleuse. Son corps sans appas provoquait le dégoût, la pitié, voire les quolibets. De cette créature accoutumée à l'abstinence, aux concerts des cloches d'églises, au silence des cimetières et aux murmures des confessionnaux, on ne voyait que les côtes qui ressortaient, la peau trop pâle, l'allure étriquée. Cette femme était un squelette, un corps décharné. Même le Diable n'aurait pas voulu d'une si piètre compagne d'alcôve. Elle exposait ridiculement sa poitrine plate aux regards, se déhanchait maladroitement sur le sable, s'ébattait stérilement dans les flots comme si elle voulait rivaliser avec les beautés charnelles qui l'entouraient... Le spectre dansait, tandis que les Vénus doraient au soleil.
Elle retourna dans son village plus fielleuse que jamais, maudissant les hommes parce qu'ils n'avaient pas daigné poser leurs regards concupiscents sur ce qu'elle pensait être un "trésor préservé". Elle se consola en se plongeant de plus belle dans la lecture de ses missels, en usant entre ses doigts de momie ses sempiternels chapelets, en multipliant ses promenades morbides au bord des tombes. Ce qui la rendit encore plus laide, plus honnête, plus vertueuse, plus infréquentable.
Son existence fut un grand désert. La chasteté, la solitude, l'ennui furent ses compagnons de route, les seuls qu'elle admît. Elle mourut dans le plus parfait anonymat sans que son irréductible vertu ait reçu la moindre récompense. On l'inhuma en modestes pompes. Elle fut vite oubliée.
Ainsi en est-il du destin des vieilles filles laides et acariâtres.
Sur sa tombe nul n'alla jamais se recueillir. Sauf moi : je suis allé la visiter un jour. J'ai éprouvé le désir de laisser sur sa sépulture la trace éphémère de mon passage. Je me suis penché sur le marbre médiocre, lentement, solennellement.
Pour y déposer un crachat.
4 - La ronce et la plume
Je ne vous oublie pas, laide chartraine. Vous demeurez chère à mon coeur, vous qui avez si bien su me faire aimer les faces de gargouilles. Et les larmes des poupées de chiffon. J’aime vos yeux, beaux comme des étangs. Vos lèvres closes sont comme la rose sous le givre : sanguines, glacées.
Amante onirique, vous le visage sans beauté, vous le front de misère, votre couronne d’épines m’agrée. Vous plaisez à mon coeur, adorable victime. Si frêle, si pâle… Je célèbre vos grâces arides. Vous êtes un cantique, une arène, un tombeau. Cristal et austérité se mêlent en vous.
Je vous préfère aux fatales créatures à l’œil cerclé de noir : votre sècheresse vous confère une authentique beauté. Vous portez un deuil radieux. Votre mélancolie met du feu dans vos prunelles. Belle vous êtes, vous la contadine, vous la misérable, vous l’éplorée. Que ne vous ai-je proposé un amour pervers et beau jadis, sous le ciel chartrain ?
Affligé je suis, moi l’esthète, moi le cruel, moi la plume.
5 - Une froide beauté
Mademoiselle,
Ce soir la Lune est grise, je n'ai plus de chandelle et je trempe ma plume dans la nuit. Mademoiselle, vous êtes ma morte aimée et votre beauté blême flatte mon âme esthète. Ma tête est vide, mon cœur éprouvé, mon corps las, cependant c'est pour vous que sont ces mots, témoignage de ma détresse de sybarite. Ou de l'effet de votre charme cadavérique.
J'aimais vos yeux de noyée, vos joues d'affamée, vos lèvres de vestale, vos questions de femme. J'aimais la pierre gothique de votre coeur chartrain. Enfin j'admirais cette statue inquiète qui me faisait face, médiocre et superbe, modeste et admirable, humble et luxueuse. Comme une poupée de chiffon aux allures de reine, aux haillons de soie.
Votre pauvreté était belle à regarder, et moi je vous contemplais comme une poterie funéraire. Votre visage était tout un musée. Vous étiez une statuette antique, une stèle mortuaire, une figure étrusque. Funèbre et digne. Vous ressembliez indistinctement à une terre cuite ou à une pièce d'argent. Le deuil de vos cheveux blonds, de vos yeux clairs, de votre front impénétrable produisait un effet sépulcral, poétique et pétrifiant, exhumant de vos traits un charme de pietà qui me réchauffait le coeur.
Votre face de momie était vraiment adorable.
6 - La beauté d'une gargouille
Mademoiselle,
Ainsi comme vous me l'avouez, il est flatteur pour vous d’être ma muse et vous voulez que je rende un juste et mérité hommage à votre beauté absente, à la pauvreté de votre éclat, à la tristesse de votre face plus humaine qu’angélique… Eh bien soit ! Point de vaines séductions stylistiques, pas d’artifices malvenus ni de mensongers violons au bout de ma plume pour vous honorer.
Pour vous plaire, je vais donc mettre un peu de ces réalistes arabesques autour de mes propos. Si vous êtes laide, alors votre laideur est toute gothique. Telle une cathédrale ornée de gargouilles, votre séduction est dans les grimaces de votre féminité. Et c’est là que vous m'êtes aimable : avec ce voile d’ombre et de pierre sur le front. Le bleu de Chartres est dans vos pupilles, et je crois voir dans votre regard cérulescent cette Vierge affligée déjà aperçue dans quelque vitrail. Votre mystère est austère, certes. Mais c’est précisément cette humilité qui fait chanter les poètes.
Vous n'êtes pas vraiment belle Mademoiselle, mais c'est en cela que vous brillez.
7 - Le vice mal vêtu
La vieille fille dont je vais conter l'histoire et que l'on surnommait "Mademoiselle la Diablesse" était non seulement fort laide mais encore très méchante, sotte, cruelle. Voire ignoble. Elle n'aimait absolument personne, frustrée de n'être point née du flanc de Vénus.
Elle battait son chien à heures fixes, médisait sur ses voisins, crachait dans la sébile des mendiants, maudissait son curé, insultait même le Bon Dieu le dimanche à l'église. Parce qu'en plus d'être parfaitement impie dans ses actes, elle était particulièrement assidue aux messes. Fausse dévotion destinée au dieu Hypocrisie...
Rien ne l'amusait tant que d'aiguiser son coeur de silex. Elle était insensible à la souffrance des enfants qu'elle détestait, mais éprouvait une étrange pitié pour les asticots que les pêcheurs utilisaient comme appâts. Elle se réjouissait du malheur de ses semblables, seule consolation à sa misère. Bref, c'était un monstre de vieille fille.
Notons que sa laideur ne l'empêchait nullement d'éprouver les nécessités de la chair qu'une abstinence prolongée et forcée rendait plus vives encore. Mais tout chez elle était décidément corrompu : ses désirs charnels n'étaient que perversités, honte, bassesses... Ses féminins vertiges consistaient en la perspective de saillies brutales et abjectes, exemptes de toute tendresse.
Elle se mit en tête d'attirer de mâles débauchés avec les seuls artifices à sa portée : la cosmétique bon marché. Elle se farda outrageusement. Loin de masquer sa laideur, ce maquillage eut pour effet de la décupler.
Elle se crut désirable et acheva de se dégrader en s'affublant de noires dentelles et de verts souliers. Ainsi parée, son dessein premier fut de faire des avances au bedeau du village qui outre de n'avoir pas son pareil pour faire sonner l'airain, avait surtout la réputation de manier avec art un certain battant...
Elle frémissait à l'idée d'ajouter un son fêlé au concert de cet expert en cloches.
Avec sa tête affreuse, ses membres osseux, ses côtes apparentes, son corps anguleux, elle ressemblait à une longue araignée attendant sa proie. Dès qu'elle vit l'oiseau sortir de son clocher, elle exerça sur lui ses viles séductions.
Mais le brave bedeau qui n'avait de goût ni pour la chair triste ni pour les créatures contrefaites, encore moins pour les épouvantails harnachés de broderies, répondit à ses avances par une paire de gifles magistrales, agrémentées d'un crachat bien ajusté entre ses pommettes ingrates.
La gueuse s'en fut, plus fielleuse que jamais, jurant par tous les diables que la prochaine fois elle dissimulerait ses intentions libidineuses derrière le masque permanent et authentique de sa naturelle laideur plutôt que sous celui d'une mensongère beauté.
8 - La morale amoureuse
J'aimais les rires stridents de la méchante fille, et fuyais les sourires onctueux de l'aimable couturière. Il faut dire que la pimbêche était belle comme une catin, alors que la chiffonnière était d'une repoussante banalité. La première était une vraie pie jacassière, la seconde une carpe parfaitement dévote. La chipie avait un coeur venimeux qui était loin de me déplaire, alors que l'ouvrière était d'une honnêteté dégoûtante : un vrai tue l'amour.
Je n'avais de cesse d'admirer la blonde vipère qui s'ébattait joyeusement sous le soleil. Et je maudissais tout haut la terne fileuse chaque fois que je la voyais sortir de son antre. La méchante fille s'amusait parfois à lui cracher au visage. Ce spectacle me réjouissait : c'était la beauté piétinant la laideur. Le triomphe de la joie sur la tristesse.
Le plus comique de l'histoire, c'est que la gueuse avait des vues sur moi. Je lui fis comprendre non sans cruauté que c'était son ennemie, la blonde mijaurée, que je préférais. Je lui expliquai que ses rires aigus, ses éclats de voix fielleux, son front haineux, ses dentelles recherchées, sa toilette osée, sa gorge aérée, sa cuisse dévoilée étaient choses adorables à mes yeux et que je ne voyais rien d'aussi aimable chez celle qui pensait me séduire avec ses chapelets et ses doigts desséchés de laborieuse... Je lui démontrai la vanité de la moralité, de la modestie, de la décence, lui prouvai la supériorité des rires perçants des blondes impertinentes sur les sombres sourires des vierges de son espèce.
Je lui expliquai tout cela en présence de la scélérate beauté qui n'en perdit pas une miette. Pour finir je lui crachai au visage au moment où je sentis poindre ses premières larmes. Je n'eus même pas à inviter la jolie hyène à m'imiter : elle me devança et ses crachats recouvrirent les miens sur le visage en pleur de l'offensée. C'était odieux et délectable, ignoble et exquis, infâme et jouissif.
Amants et esthètes, mes frères, récompensons sans compter le vice et la beauté, châtions sévèrement la laideur et la vertu.
9 - L’infortune de la laideur, les avantages de la fortune
- Mademoiselle, vous allez être bien étonnée : vous êtes laide, cependant je convoite avec feux votre modeste hymen. En vertu de cette loi mondaine qui sur l’échiquier de l’amour fait passer au second plan le visage contrefait de l’amante lorsque cette dernière à l’avantage de posséder une jolie dot, je brûle en votre nom. Déplaisants sont vos traits pour le premier venu. Ravissants je les trouve : Monsieur votre père en m’accordant votre main me lègue sa fortune.
- Réjouissez-vous car vous auriez pu naître laide et pauvre. Le sort a voulu que vous naissiez laide et riche.
- Vos mille écus vous confèrent mille grâces. Ce que la beauté seule peut s’acheter passagèrement sans le secours d’un héritage, la laideur couverte d’or peut se l’approprier durablement. Quand une femme a l’heur de posséder soit la beauté soit la fortune, elle doit en user sans entrave ni honte à dessein de jouir au mieux de l’existence.
- Ce que la naissance accorde aux êtres, beauté ou argent, les êtres doivent en user sans scrupule. Armes légitimes de la vie de salon... Soyez certaine qu’en maintes occasions, ici et ailleurs, aujourd’hui et de tout temps, à l’insu des bonnes consciences et sous couvert de vertu, la beauté a toujours exercé ses droits autant que la richesse. Qu’une femme laide comme vous use de ses biens pour s’acheter un durable hyménée est aussi judicieux et pas plus déshonorant qu’une femme usant de sa beauté à des fins personnelles, qu’elle soit en quête d'émois charnels furtifs ou de romanesques enchantements de l’âme.
- Vous n’avez pas la beauté mais vous avez l’or. D’autres ont la beauté mais point l’or. La justice est de ce monde Mademoiselle, en vertu de la loi universelle des équilibres : mes ardeurs contre vos écus, et tout s’arrange, tout s’harmonise, bref tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
- Monsieur, pour cynique qu’il soit votre discours est cependant plaisant et aimable. Vous disposez avec outrance, désinvolture et grande liberté des mots autant que des cœurs, et vos arguments éhontés me montent à la tête. Je suis d’autant plus sensible à vos raisons que je suis effectivement bien laide, et fort riche. J’ai tout à gagner à partager la fortune de mon père avec un compagnon aussi conciliant. Je vous accorde le droit d’accéder à ma dot en échange de votre fidélité à cet hymen si peu accoutumé aux courtisans. Flattez-le bien Monsieur, et vous n’aurez point à le regretter puisque j’acquiesce de tout cœur à vos avances : ma dot contre votre flamme.
10 - Le plaisir des bigotes
Plus que toutes autres femmes, les bigotes abstinentes aiment se donner du plaisir. Enhardies par la honte, excitées par l'effroi des feux infernaux, elles s'adonnent sans retenue à d'inavouables passions charnelles. Entre les bigotes et la vertu, c'est une grande, une brûlante, une pitoyable histoire : la haine.
Les bigotes décaties portent des masques de toute beauté, des dessous honnêtes, chastes, s'enroulent des chapelets rutilants autour de leurs doigts gracieux. Elles sont laides dans leurs églises, laides dans leurs maisons. Les curés peuplent leur imaginaire érotique, et les vierges en plâtre des églises sont leurs derniers garde-fou. Quant aux vierges en plastique ramenées de Lourdes, ce sont leurs petits diablotins. Indulgentes envers le péché, le Mal, les concessions et la licence la plus éhontée, elles ne supportent pas la pleine lumière.
Chez elles la pénombre est propice aux confessions des pires péchés. Leur sexualité portée en sacrifice est leur passion, un calvaire délicieux. Digne d'une procession, pensent-elles... Ce sont des vestales à la flamme absente, au coeur décharné, à la voix suraiguë qui les fait chanter si bien à la messe. Leur hypocrisie jacassière est une sorte de chef-d’œuvre balzacien. On pourra trouver délectable leur satané chignon, désirables leurs courbes diaboliques, charmants leurs crucifix comme des petits amants d'acier... Leur âme cependant brille comme une éclipse de soleil. Leur toilette est provinciale, leur coeur sec, leur chair maudite. Et leurs mœurs sont dissolues, ne nous leurrons pas.
Bref, ces misérables qui hantent les églises sont les pires dépravées de notre société.
11 - La plume et le laideron
Elle était laide, veule, riche, aimable, cruelle et rusée. Un jour je la frappais de bois vert, le lendemain je goûtais l'absinthe en sa compagnie. J'aimais sa laideur, sa lâcheté qui me la rendaient à la fois proche et détestable, franche et insidieuse. Toutefois, soucieux de préserver ma réputation de collectionneur de papillons, j'évitais de m'afficher en public avec ce cafard.
Femelle elle était, sans finesse ni artifices. Laideron à l'état brut. Riche, elle pouvait théoriquement se permettre maintes dentelles et autres fanfreluches. Avaricieuse, elle s'interdisait cependant ces dépenses futiles... En outre elle avait conscience que l'excès d'apparats n'embellirait pas davantage ses traits ingrats ni ne redresserait son dos difforme, et que cela risquerait au contraire de la ridiculiser.
Je la détestais le lundi, l'adorais le mardi, la reniais le mercredi, la suppliais le jeudi, l'ignorais le vendredi, lui crachais au visage le samedi, allais à la messe avec elle le dimanche, à bonne distance de ses omoplates tordues. Question de pudeur.
Un jour au sortir de la messe je tentai de la soudoyer, à l'abri des regards : l'agrément de ma plume contre l'argent de la quête (précisons qu'elle était responsable de la corbeille sacerdotale...). N'étant point insensible à l'honneur littéraire, elle céda.
C'est la raison pour laquelle sous l'effet de mon art je fis de ce laideron corrompu l'héroïne de cette histoire.
12 - La belle ambiguë
Ses cheveux clairs cascadent le long de ses épaules et font autour de son visage une parure solaire. Son teint est frais, sa joue plate, son front lisse. Sur ses lèvres, un sourire de femme : cosmétique de luxe et dentition éclatante. De la dentelle habille son épaule, de la soie couvre son sein, des diamants pendent à son cou.
Elle est jeune, fine, blonde.
Mais fort laide.
13 - Le sort et la fortune
L'aristocrate était marié à une sorcière.
Il était jeune, beau, galant. Elle était vieille, laide, méchante. C'était un mariage de raison : l'or avait présidé à leur hyménée. Une fortune pour tout dire.
Elle passait ses journées à maudire ses semblables, à cuisiner des recettes horribles dans son chaudron, à étriper des poulets. Lui, lisait des vers, rêvait dans les chemins, déflorait des pucelles.
L'épouse si joliment dotée valait bien quelque sacrifice, se disait le hobereau. Aussi le soir s'acquittait-il consciencieusement de son devoir conjugal, bien qu'il fermât les yeux pour ne point voir la grimace de l'amante qui lui tenait lieu de visage. Il l'aimait cependant beaucoup : durant l'acte il songeait aux tintements argentins des écus, ce qui lui donnait des ardeurs nouvelles. Des mots d'amour sortaient de sa bouche : il parlait pourcentages, taux d'intérêt, rentes...
La chambre nuptiale résonnait de chiffres tendrement soupirés. Dans le noir les rêves bancaires du hobereau conféraient beauté à l'épousée. Alors l'aristocrate rouvrait les yeux, les plongeait dans ceux de sa femme et y trouvait des diamants qu'il convertissait aussitôt en écus, mentalement.
Ainsi les jours du jeune homme furent heureux, lui qui porta le doux fardeau de l'or. Ceux de sa femme furent affreux : elle perdit un poumon lors d'une maladie héréditaire. Puis un cancer la rongea par le bas. Elle s'en sortit après d'atroces douleurs. N'importe ! Le sort lui fut autrement fatal : elle chuta d'un cheval lancé au galop, lui-même renversé par un bourgeois ivre qui traversait la route avec son gros âne. La tête de la rescapée du cancer cogna contre le coin d'une statue antique qui traînait sur le bord du trottoir. Son crâne ne résista pas au choc contre l'objet d'art.
Elle mourut après 33 jours d'agonie.
14 - Laide et débauchée
J'aimais la regarder passer sous ma fenêtre : sa laideur était un vrai spectacle. J'avais sur elle le regard féroce et cynique du collectionneur blasé. La beauté ayant fini par me rendre indifférent, il me fallait un autre passe-temps pour satisfaire mes sens émoussés.
Je ne manquais jamais une occasion de faire battre mon coeur carnassier sur le dos de cette bossue dépravée. Précisons que cette gueuse était incroyablement stupide et foncièrement méchante, ce qui me dédouanait complaisamment. Les rires cruels que je lui destinais, moi seul pouvait les savourer. Oisif insolent et dandy rompu aux vices mondains, j'avais besoin d'exotisme, de piment pour mon âme en quête de nouvelles ivresses.
Discrètement je la regardais passer sous ma fenêtre avec sa bosse sur le dos. A travers les rideaux de soie qui me préservaient de la vulgarité du dehors, elle paraissait comme un suaire : affreuse et morbide. Maquillée de manière outrageuse, une cigarette bon marché entre les lèvres, elle était plus laide que jamais. Sa toilette d'un goût douteux trahissait des moeurs éhontées. Je l'entendais maudire les hommes, les femmes et les chiens errants. Elle insultait, crachait, aboyait.
Entouré des lambris recherchés de ma demeure, la contemplation de sa laideur me comblait de satisfaction. Cette femelle déchue réunissait en elle toutes les infirmités humaines : c'était un chef-d’œuvre de désolation, comme un champ de bataille après le combat.
La défaite, l'ombre et l'abîme peuvent être choses émouvantes, belles à mettre en scène sous forme de musique, de mots, d'images... L'évocation de la mort n'est-elle pas exquise lorsque l'artiste en fait un requiem ? La misère n'inspire-t-elle point les peintres ? Le "Radeau de la Méduse" peint par Géricault finirait de convaincre mes détracteurs, si j'en avais encore. De même la tristesse inspire l'archet du violoniste mieux que ne saurait le faire la plus sincère allégresse.
Bref, j'avais trouvé là la muse hideuse nécessaire à mon inspiration d'esthète. Et je chantais, chantais, chantais à n'en plus finir sa laideur, ses vices et sa sottise...
Et mon chant de sybarite prenait la forme de railleries, de quolibets, de sarcasmes, de traits d'esprit fins, joyeux, redoutables... Et infiniment divertissants.
15 - La beauté déchue
Autrefois c'était une créature. Jeune, grande, blonde, belle, radieuse.
C'était il y a très longtemps. Elle se remémore le temps béni de sa jeunesse où le Ciel venait lui baiser les pieds. Elle se revoit au temps où elle était cette femme : une princesse, un astre, un cygne... Elle a un sourire désabusé en se regardant dans le miroir, pleurant sa beauté perdue, maudissant son reflet. Des rides profondes marquent sa face. Son visage est une grimace hideuse. Son sourire une plaie. Sa silhouette un spectre.
La fleur est fanée. Son éclat l'a quittée depuis plus de cinquante ans. Ce qui équivaut à un siècle pour une femme qui fut si belle. Aujourd'hui elle a quatre-vingt dix ans et elle est laide malgré son maquillage. C'est son miroir qui le lui crie, le lui répète à chaque seconde. Elle est vieille et laide, c'est une évidence. Nul besoin de se farder pour en être convaincu.
L'astre éblouissant qui a fait les beaux jours de l'amour est mort. L'étoile qui a brillé si fort s'est éteinte. Le soleil qui fut jadis splendide s'est définitivement couché. Il ne réapparaîtra plus. Dans un geste héroïque et pathétique, dérisoire et beau, la vieille femme fixant éperdument son visage dans la glace lève son verre avec un air plein de défi... Ses doigts osseux étreignent avec rage la coupe exhalant des parfums de ciguë.
Elle lève son verre à sa mort prochaine.
16 - Quand le chardon se fane
Elle était aimable, vertueuse, fort intelligente, cultivée, douée pour les Arts, les sciences, et même pour la cuisine, mais affligée d'une rare laideur. Nul ne la courtisait, à part ses précepteurs et son curé car, rappelons-le, c'était une femme éprise de connaissances et de religion. De plus ces commerces étaient assez chastes, on le conçoit.
Il ne lui restait que le bedeau pour satisfaire ses aspirations amoureuses. Lui-même, bien qu'il fût l'idiot incontesté du village, n'en était pas moins agrégé de philosophie, pédant à l'envi, hérétique faute de mieux et foncièrement mauvais. Mais surtout, aussi contrefait qu'elle était repoussante.
Elle lui offrit son coeur. Il le refusa, préférant prendre son hymen. Après moult hésitations elle finit par accepter de se faire déflorer les voies vaginales par l'agrégé moyennant la conversion de ce dernier à la cause pie. Le marché ne déplut point au paillard. Après un mariage sans faste ni dépens, elle devint acariâtre, sotte et fielleuse, délaissant Arts et sciences, et même religion.
Au bedeau mariée, de ses livres séparée, de son amabilité débarrassée, mais toujours aussi laide elle était.
17 - Lyre des mots
Du jour au lendemain, je m'épris de la fille du maire. Non qu'elle fût particulièrement jolie, vertueuse, spirituelle ou aimable... Bien au contraire. Elle était à l'extrême opposé de telles qualités. Elle était surtout une source inépuisable d'explorations littéraires pour moi. Une muse maudite en quelque sorte. Elle savait m'inspirer les plus beaux textes.
A ses côtés, ma plume s'éveillait comme par enchantement, plongeant avec une insatiable frénésie dans quelque abîme fécond de son être. Je devenais papillon aux ailes vénéneuses, puisant chez cette créature trouble mon suc quotidien. Je m'abreuvais de sa fange, et lui restituais une exquise pourriture. Elle lisait avec délectation et sotte gravité mes textes, flattée de se savoir l'égérie d'un si estimable peintre des âmes.
Sous ma plume odieuse, j'accentuais ses défauts, lui faisais endosser les pires forfaits, la grimais de mille façons infâmes. Elle était ravie : c'était la première fois qu'on lui parlait d'amour.
Je finis par l'aimer avec une sincère cruauté : sa laideur, sa stupidité, sa méchanceté, ses vices m'étaient trop chers pour que j'acceptasse de voir un jour fleurir ce chardon. Il fallait que j'entretienne la friche, sous peine de stérilité littéraire.
En faisant de la fille du maire la plus grosse cloche de la contrée, mes mots pour la raconter n'avaient jamais aussi bien sonné.
18 - Le vice et la laideur
Marguerite était une jeune femme prétendument sage, aimable, sérieuse. Et fort laide. Marguerite se croyait belle parce qu'elle se vêtait de soie cousue d'or. Laide mais luxueusement accoutrée, elle s'admirait sincèrement dans le miroir, s'imaginant un avenir radieux.
Marguerite était riche. Elle avait accumulé tant d'artifices qu'elle en avait fini par oublier, peut-être pire encore, par ignorer en toute bonne foi son authentique et définitive laideur. Ce qui lui permettait d'exercer sans pudeur ses charmes hideux sur la gent ecclésiastique. Marguerite avait en effet un fâcheux penchant pour la soutane. Non contente d'être laide, Marguerite se permettait le luxe d'être une femme dénaturée.
A force de vils harcèlements, de chantages et menaces divers, allant même jusqu'à soudoyer l'évêque en personne (ce que lui permettait sans grande difficulté sa fortune mal acquise) elle parvint à se faire déchirer l'hymen par Monsieur l'abbé de la Coutencière, prêtre éminent et respectable d'une paroisse intégriste de la petite province...
Le scandale fut énorme, si bien que Marguerite dut s'exiler loin de son évêché natal. Son vice semble n'avoir pas de limite puisque, installée dans une autre petite ville de province, elle travaille bénévolement dans un hospice qui accueille de vieux prêtres grabataires.
19 - Belle et macabre crucifiée
Mademoiselle,
Un fantôme me poursuit. Votre visage de verre et de larmes me hante. La Lune est sur mes pas. Je vous aime Mademoiselle avec un silex dans le coeur, une épine sur le front, une chandelle dans l’œil. Je ne songe qu'aux statues décrépies qui vous ressemblent, ne vois que votre ombre qui m'est lumière, n'aspire qu'à rejoindre l'astre mort où vous m'attendrez peut-être.
Votre beauté funèbre enchante mon coeur lugubre et esthète. Votre regard grand ouvert est un cercueil de cristal. Votre sourire est un linceul où toute joie s'est éteinte. Votre visage entier est une tombe adorable. Vous êtes une esthétique ensevelie, une exquise gisante, un irrésistible cadavre. Vous êtes belle comme une stèle mortuaire.
Blonde comme l'astre blafard, sublime et pathétique ainsi qu'une mare reflétant le firmament, dérisoire et superbe telle la vase où viennent s'abreuver les étoiles, avec votre regard éthéré de spectre, vos doigts de fée et votre charme cadavéreux, vous rivalisez de misère et de grandeur, de détresse et de gloire, de grâce et de désolation avec les monstres de pierre perchés sur les flancs des cathédrales.
J'aime votre beauté de paille, votre âme de feu, votre charme de cendres. J'aime vos yeux de corbeau, vos lèvres de glace, vos cheveux sous la pluie, votre coeur dans les ténèbres. Le gel vous drape de blanc, le vent vous cingle la face et le chant des oiseaux est votre baume.
Vous êtes un bel, un troublant, un émouvant épouvantail.
20 - Laide et luxurieuse
Je connus une authentique vieille fille. Laide, acariâtre, avaricieuse, hypocrite, pieuse comme une pierre ponce. Un vrai rabat-joie, un cafard portant chignon, un coeur et un hymen rigides. Bref, une femme comme une figue séchée. Et bien entendu, vicieuse à faire tressaillir le Diable, en bon laideron qu'elle était.
Je la déflorai. Autant par défi à ses moeurs que par amusement d'esthète. Durant l'acte la puritaine se comporta en putain. C'est ainsi qu'après le procès charnel, l'apôtre de la fausse vertu devint enfin femme. Mais seulement sur le plan clinique, car le silex qui lui tenait lieu de coeur était toujours aussi aiguisé.
Se désolant de la perte de sa chère virginité, elle se répandait en fiel, semant sa haine stupide sur le monde et les amants qui le peuplent, tout en maudissant la faiblesse de ses sens, allant même jusqu'à insulter sans remord ce Ciel qu'elle chérissait tant en temps ordinaire ! Cependant elle se délectait secrètement à l'évocation du sceptre profanateur qui avait si délicieusement exploré ses terres vierges... En se logeant dans son temple féminin, le mâle poignard avait définitivement atteint son âme de damnée.
L'écume du plaisir lui avait laissé un goût immodéré dans le coeur.
Elle était déjà laide, sèche, sotte et méchante. Au contact de la chair virile elle était devenue perverse, insatiable, avide de stupre.
En l'espace d'une heure, elle changea radicalement. Ses habituels chapelets ne meublaient plus son coeur aride. Il lui fallait à tout prix boire à la coupe du mâle. L'ivresse des sens était devenue sa seule quête : elle avait une éternité d'abstinences à rattraper.
C'est ainsi que la bigote devint la plus fameuse catin de toute la contrée, la pire traînée de la paroisse. Mais seulement en réputation et non dans les faits car nul amant ne voulait perdre haleine entre des bras aussi osseux, contre des flancs aussi atrophiés, en face de traits aussi ingrats. Si bien que je fus son seul et unique amant une heure durant.
Elle mourut inassouvie et fielleuse, seule et laide.
21 - Laide et appréciée
Depuis le temps que je vous promène de salon en salon, je peux vous avouer que votre face de chèvre m'agrée singulièrement. En vérité vous êtes le plus beau laideron de toute la contrée. Et si vous humiliez les garçons que vous approchez, lesquels vous fuient invariablement, vous n'êtes pas pour me faire plus honneur, soyez-en persuadée. C'est que je suis comme les autres : je vous trouve laide moi aussi.
Mais votre laideur a cela de nécessaire à ma gloire, c'est qu'elle fait converger tous les regards vers moi. Je m'affiche tel jour en public en votre piètre compagnie et aussitôt je me mets à dos les rieurs pour les mieux contredire le lendemain. C'est que je remporte tous les suffrages lorsque je vous remplace par une plus flatteuse conquête ! Et les rieurs de la veille d'applaudir le joli tour de passe-passe... Un jour je sors avec la poupée de chiffon, le lendemain avec la poupée de porcelaine. On me raille lorsque j'ai le torchon à mon bras, on se rallie chaudement à ma cause quand la serviette est pendue au cou.
En votre compagnie, que d'heureuses je fais ! Je brille et fais briller à bon compte, mettant en valeur des femmes qui sans votre voisinage se seraient senties bien médiocres. Votre présence accentue les contrastes. Tout votre art est là. Une vierge commune devient princesse à vos côtés. Elle se sent belle comparée à vos traits caprins, à votre silhouette bovine, à vos charmes de camélidé. Son hymen en devient plus accessible, considérant elle-même sa déchirure non plus comme une infamie mais ainsi qu'un authentique honneur.
Vous êtes un chef-d’œuvre de laideur. Votre tête terne fait devenir soleil la simple provinciale. Votre disgrâce fait rayonner la commune lessiveuse. Votre naissance de misère donne aussitôt du prix à l'ordinaire courtisée. Bref, votre difformité fait plaisir à voir.
Sortez toujours plus de l'ombre. Continuez à me servir de faire-valoir, à être celle qui fait jaser. Soyez fière de m'accompagner.
Ne maudissez pas votre sort surtout : votre laideur est pour les autres un cadeau.
22 - Laide et méchante
Mademoiselle Dulcinée était une jeune fille fort laide, paysanne de son état qui vivait seule dans sa ferme. Et comme si cela ne suffisait pas, son coeur était rongé par les vers de la haine. La médisance était son pain quotidien, le fiel son vin du matin, l'amertume sa soupe du soir. Son âme venimeuse se nourrissait de la boue et des crapauds qui s'y vautrent. Nul ne l'aimait. Pas même ses cochons qu'elle martyrisait pour son plaisir odieux.
Un jour un galant de passage, qui devait avoir des goûts douteux quant aux femmes, fit irruption dans la vie misérable de Dulcinée. Peut-être un esthète dégénéré, à moins que ce ne fût un pauvre diable ivre mort... Bref, ils passèrent la nuit ensemble dans le fumier de l'étable. Ce qui était d'ailleurs là bien le genre de Dulcinée.
Le laideron perdit donc sa virginité entre l'âne et le bœuf. L'on aurait put s'attendre à ce que cette initiation aux émois de l'âme et de la chair adoucisse les moeurs de l'infâme... Il n'en fut rien. Curieusement, ni les tendresses de l'amour ni les vertus séminales n'opérèrent de miracle dans l'étable. Au contraire, après cette nuit passée dans les bras de son amant Dulcinée était devenue encore plus méchante qu'à l'accoutumée.
Après cela, allez donc comprendre les vieilles filles laides et méchantes !
23 - La défaite de la laideur
Il était une fois deux sœurs, Cunégonde et Julie. Cunégonde était la fille la plus laide du canton, tandis que sa sœur Julie était belle comme le jour. Monsieur de la Tricouille, qui était le garçon le plus charmant de la contrée, convoitait la main de la belle Julie. Les choses étaient décidément bien faites car Julie aimait secrètement le jeune hobereau. Précisons que le jeune Monsieur de la Tricouille était monté comme un âne.
Cunégonde savait pertinemment que sa sœur était l'objet des feux du jeune homme, cependant elle avait elle aussi des vues sur le bel arrogant, bien que sa cause fût désespérée. Elle savait également par ouïe dire que Monsieur de la Tricouille était monté comme un âne. D'ailleurs tout le canton le savait. Un jour Cunégonde interrogea sa sœur, la belle Julie :
- Ma sœur, vous qui êtes belle à faire pâlir l'astre du jour, vous l'élue d'entre toutes les grâces, savez-vous que j'espère goûter à la trique de Monsieur de la Tricouille, bien que je sache que son coeur ne m'est hélas ! pas destiné ? Pour une fois, il ne sera pas dit qu'en amour la beauté remportera les suffrages. Le combat injuste et inégal qu'elle mène depuis toujours pour défendre sa cause a assez duré. A travers moi, la laideur doit prendre sa revanche. Moi aussi j'ai besoin de me faire agrandir le fond de la culasse par le chibre d'âne de Monsieur de la Tricouille.
- Cunégonde ma pauvre soeur, vous êtes vraiment bien trop laide pour que Monsieur de la Tricouille daigne vous foutre sa grosse triquapute dans le fond des tripes. Il a du goût ce joli, et je gage qu'il vous rira au nez sans autre forme de procès dès que vous lui dévoilerez vos desseins.
- Julie, vous êtes bien belle et c'est vrai que tous les garçons du pays brûlent de vous perforer l'hymen avec leur braquemart, cependant serez-vous à même de recevoir l'énorme triquaille de Monsieur de la Tricouille soit dans la culasse soit dans la tripaille ? Je vous rappelle que ce sacré foutu couillu est le garçon le mieux monté de toute la contrée. Quand on a affaire à un âne comme Monsieur de la Tricouille, apprenez que la beauté seule ne peut suffire à le contenter ma soeur. Encore faut-il avoir le coeur disposé ainsi que les trous à baisaille adéquats.
- Et vous estimez peut-être que je n'ai point ce qu'il faut de ce côté-là, Cunégonde ma soeur ?
- Parfaitement, belle Julie. Je vous juge incapable de recevoir dignement la grosse triquaille de Monsieur de la Tricouille dans le fond de la tripe, encore moins dans le trou à purin étant donné que vous avez le cul bien trop serré ma jolie. Bref, vous êtes bien trop prude pour vous faire arranger les trous à baisaille par Monsieur de la Tricouille, le beau couillu doté d'un braquemart du diable.
- Cunégonde, vous êtes non seulement laide, mais encore fort vile.
- Julie ma soeur vous êtes certes belle, mais infoutue de vous faire arranger les tripes par Monsieur votre aimé, alors que moi je le puis.
- Et qu'en savez-vous ma soeur ?
- J'en sais que Monsieur de la Tricouille qui est monté comme un âne en a plus dans la frocaille que vous n'en avez dans les jupons. Monsieur de la Tricouille me baisera moi plutôt que vous. Foi de Cunégonde !
La morale de cette histoire est sauve puisque Cunégonde ne fut jamais baisée par Monsieur de la Tricouille qui préféra encore offenser la beauté et l'innocence avec son énorme chibre d'âne plutôt que de rendre hommage à la laideur.
24 - Le laideron et le gant blanc
Elle était laide et perverse, pauvre et vicieuse, propre sur elle et méticuleuse. Elle n'aimait personne et était cruelle envers les animaux. Surtout envers ses cochons qu'elle engraissait avec rage et vanité. Du matin au soir elle épiait ses voisins, sans cesse en quête de ragots à colporter dans le village. Ou de médisances à semer dans les cœurs...
Un jour elle tomba amoureuse d'un aristocrate tout de blanc ganté, au teint blafard, à la mine hautaine et qui parlait avec l'élégance des gens nés dans l'opulence et la religion. Mais le hobereau qui ne manquait pas de cruauté lui non plus, l'ignorait parfaitement et s'amusait même de ce chiffon humain tentant de faire la poupée. C'était pitoyable et ridicule, pathétique et vain. Enfin, le spectacle était particulièrement savoureux pour l'oisif blanc-ganté.
Elle était si éprise de ce beau sang désœuvré et arrogant qu'elle lui déclara un jour sa flamme en pleine face, droit dans les yeux. Le jeune et beau seigneur offensé par tant d'insolence lui répondit par une gifle assénée du bout de son gant blanc. La gueuse s'en retourna à ses cochons, piteuse, le coeur plein de fiel, jurant qu'on ne la reprendrait plus à succomber aux charmes des gens de château.
Au moins aura-t-elle appris que dans ce monde on ne mélange pas les torchons avec les serviettes.
25 - Lettre d'amour à une jeune et laide bigote
Mademoiselle,
Permettez qu'un prétendant digne de votre chaste hymen se manifeste enfin. J'aime singulièrement vos grâces d'oiseau dépourvu d'ailes, vos airs d'ange déchu, votre vol de papillon sans mystère. Vous êtes un joli caillou, une sorte de diamant obscur au prix indéfini. Votre front dénué de lauriers vaut votre regard sans fard. Vous êtes d'ailleurs si vraie que l'artifice serait une offense à votre nature.
Votre authenticité inédite a les charmes bruts de l'amertume.
Vous êtes belle comme un rêve dont on ne se rappelle plus.
26 - Les misères de la laideur
Mademoiselle,
Votre hymen intact ayant traversé les ans avec gloire et trompettes, vous n'en êtes pas plus honnête pour autant. Le vice masqué vous plaît. La fange, pourvu qu'elle se voile de chastes atours, vous agrée.
Vous êtes laide. Laide et corrompue. Méchante et perverse. Les âmes naïves vous aiment et les cœurs puérils vous encensent sans compter pour les dignes apparences que vous arborez. Moi je vois non seulement les traits de votre visage ingrat, mais encore la noirceur de votre âme aigrie. Si vous étiez belle, vous seriez une sainte. Mais vous êtes laide, et vous êtes un démon.
Les bigotes vous prennent pour un modèle de vertu. Le bon prêtre auprès de qui vous faites si bonne figure, dupé par votre piété mensongère, vous croit pleine de valeur. Comme si votre absence de joliesse conférait quelque beauté à votre âme... A la beauté va la vertu, à la laideur va le vice. Vous êtes née laide, vous mourrez damnée. Vous avez beaucoup reçu en disgrâce, il vous est donc beaucoup demandé en échange.
Mais vous êtes faible, et vous préférez la facilité. Votre malheur était pourtant prometteur. Vous l'avez gâché. Vous n'avez pas su contrer le vice. Le combattre vous aurait grandi. Mais vous l'avez adopté.
Vous êtes laide en dehors, laide en dedans.
27 - Procès de la laideur
Les femmes laides ne valent rien. Ce sont de ridicules amantes, de désagréables compagnes, de risibles faire-valoir. Les femmes laides ont cet inconvénient majeur par rapport aux belles femmes, c'est précisément qu'elles sont laides. D'où la supériorité de la beauté sur la laideur chez la femme.
Si les femmes laides sont délaissées, c'est qu'elles le méritent pour la bonne raison que leur laideur est un naturel repoussoir. Ce qui fait la valeur de la beauté, c'est qu'elle répond à des lois injustes qui échappent à notre volonté égalitaire, à notre souci de nivellement, à la standardisation de notre société. Cela fonctionne exactement comme la grâce : elle peut tomber du ciel sur n'importe quelle tête. La beauté d'une femme ne dépend nullement de son bon vouloir mais des coups de dés du Ciel. Ou si on préfère, de la Nature. Et c'est très bien ainsi. Que les ennemis de l'injustice naturelle fassent donc le procès de la Nature et qu'ils rendent d'un coup de baguette magique la justice selon les références humaines... Toutes les femmes seraient belles, hélas ! Et la beauté perdrait du même coup tout ce qui fait son charme.
Ce serait la dictature de la monotonie.
Vivent les femmes laides et tant pis pour elles ! Grâce à leur laideur l'on mesure la valeur inestimable de la beauté.
P.S. Que les femmes laides se rassurent, j'ai par ailleurs maintes fois fait l'éloge de leur laideur.
28 - Hommage à la laideur
Je sais que vous n'êtes pas celle dont on dit qu'elle est jolie. Votre visage, si dur et si doux à la fois, ce visage-là, si triste et si plein d'éclat, n'a point la beauté facile de ces pucelles de dix-huit ans fraîches et gaies qui font si souvent se retourner dans la rue les hommes mariés et qui leur font oublier un instant la pesanteur d'un trop long et trop fade hyménée. Vous, vous n'inspirez que vide et ennui à ces cœurs frivoles.
Vous n'êtes pas belle, certes. Vous ne faites rêver personne. Je vous aime moi, pourtant... Vous ne serez jamais celle qui fera pâlir les blondes de la terre, jamais celle dont on chantera les grâces au son de la viole, au clair de Lune, mais vous serez pour toujours ma pauvre chandelle.
Vierge parmi les vierges, jeune parmi les jeunes, vous êtes la dernière toutefois. Morte en ce monde, vous êtes ma lumière.
29 - Lettre d'amour pour une femme laide
Mademoiselle,
Cette lettre vous étonnera. Elle vous choquera peut-être, vous irritera possiblement, vous ôtera sans doute le sommeil. Ce que je souhaite surtout, c'est qu'elle vous fasse pleurer. Soit à cause de son inutile cruauté, soit à cause de la joie qu'elle saura inspirer à votre coeur délaissé. Ce qui revient au même, le prix de vos larmes n'étant pas différent pour la flèche de l'aveugle Cupidon ou pour l'éprouvette du distingué, calculateur, aimable corrupteur que je suis. Que vos larmes soient amères ou bien douces, aucune importance, pourvu que l'Amour en soit la cause.
La façon d'extraire vos larmes futures importe peu. Le résultat seul compte, non les moyens déployés pour l'obtenir. Finalement cette lettre vous agréera : étant laide vous ne devez pas avoir l'habitude de recevoir des lettres d'amour.
Votre laideur est loin de me déplaire. Sincère soupirant, je n'hésite pas pour vous mieux séduire à faire fi des moindres lâchetés, hypocrisies, vilenies et mensonges si coutumiers aux vils et ordinaires séducteurs. Je ne suis certes point de cette espèce commune. Ma quête est plus digne : je flatte votre laideur non dans le but d'entretenir ma mâle vigueur (ce qui serait un simple, banal, peu glorieux exercice amoureux de routine), mais dans le but de gagner votre coeur, votre hymen, votre main envisagés comme de véritables trophées.
Je veux faire de ces conquêtes si peu enviées une espèce d'exploit dont je me glorifierai. La laideur des femmes en ce monde étant une chose fort peu cotée chez les esthètes, pour ma gloire, et accessoirement pour la vôtre, je désire être un don Juan maudit.
Je veux briller parmi les astres citadins grâce à la terne étoile que vous êtes. Soyez ma curiosité mondaine, mon nouvel objet de snobisme, mon sujet de scandale, mon triomphe de salon, mon faire-valoir paradoxal : soyez à moi. Je ne vous trouve vraiment pas belle. Mes mots ne sont nullement mensongers puisque belle vous ne l'êtes assurément, irrémédiablement pas.
Je ne vous aime certes pas pour votre beauté, celle-ci vous faisant définitivement défaut. Je vous aime bien plutôt pour votre laideur, qui elle est réelle, authentique, évidente.
Presque insolente.
Cette permanente laideur est votre durable parure, votre fard naturel, votre habit de sortie, votre indélébile grimage qui vous interdit tout espoir d'être aimée. Voilà précisément un motif de vous aimer. Je veux être votre étrange accident, la bizarrerie qui fera mentir le sort, l'anomalie terrestre qui rendra perplexe le Ciel. En pur esthète, je désire vous contempler dans votre pure laideur.
Pleurez maintenant, de peine ou de joie, mais de grâce versez vos larmes en mon nom puisque vous vous savez enfin aimée. Non pour votre beauté absente, mais pour votre laideur omniprésente.
30 - Éloge et défense de la laideur
(Voici, fidèlement rapportés par mon imagination, quelques propos échangés entre une femme laide et son amant.)
- Je me sais laide, et cette laideur est une offense à l'amour. Vous ne pouvez m'aimer. Votre regard doux sur moi me rend honteuse. Votre tendresse a quelque chose de malsain. Il n'est pas séant de se faire l'amant de la laideur. Vous choquez la morale, l'honnêteté, le ciel et tous ses anges. Vous me faites rougir, et j'ai envie de pleurer. Je suis laide, je le sais, vous le savez, et c'est un crime de m'aimer ainsi que vous le faites. Le monde est plein de filles jolies qui ne demandent qu'à être chantées, louées, honorées selon les lois ordinaires de l'amour, ne perdez donc pas votre temps et votre jeunesse avec celles qui, comme moi, ne méritent de recevoir aucune fleur de la Terre. Je suis laide, laide, laide, et je vous vous interdis de m'aimer ! Cet amour que vous m'avouez m'est une douleur, une peine, non un bien. Ne m'aimez pas, laissez-moi en paix, seule avec ma laideur comme avant, seule comme je l'ai toujours été. Voilà mon sort, ma juste condition, la volonté du ciel et des hommes. Ne troublez pas l'ordre naturel des choses. Vous faites mal, lors même que vous croyez bien faire.
- Vous êtes laide et je vous aime. En esthète j'admire vos traits ingrats. Mon coeur a choisi pour battre, enfin, le paysage austère de votre physionomie. Lassé des molles merveilles qui ont fini par émousser sa sensibilité, il a élu votre tête déchue qui pleure aujourd'hui de se savoir aimée. Il s'est soudainement ému pour votre front sans éclat qui n'est qu'un désert de pierres, de roc, de cailloux. Et ce désert a séché votre regard, durci vos lèvres, tari vos sourires : votre face est un mets bien amer, mais c'est pour moi un miel nouveau. Je goûte comme un Christ au vin âpre de la misère, et une étrange ivresse me gagne. Votre détresse est une croix qu'il m'est doux de porter. Votre disgrâce a aussi la saveur de la brume, la dureté des glaces, la sévérité du gel. Votre visage est pareil à une montagne rude et magnifique, froide et chaste, lointaine et silencieuse : je le contemple et je m'élève.
- Vous êtes fou. Ma pauvre couronne ne mérite pas d'être si bien servie. Je ne suis que la reine des servantes, la princesse de la poussière, l'aimée des cailloux. Mon pouvoir ne s'étend point au-delà des ronces et des orties qui m'entourent. Je me sais si laide que je n'accepte de compliments que de la part des pierres. Elles sont muettes et leur éloquence me va toujours droit au cœur. Je sais qu'elles disent vrai. Tandis que vous, vous me dites des choses que je ne puis croire. Vous mentez. Allez plutôt rejoindre vos jolies donzelles, au moins elles vous croiront quand vous leur chanterez leurs grâces si sûres. Vous ne mentirez pas lorsque vous leur tiendrez galant discours. Je suis laide, oubliez-moi.
- Vous êtes laide, et vos traits rendent votre coeur humble, fragile, sensible. Vous le briser est chose si aisée qu'il me faut prendre mille précautions pour le manier, de crainte de le blesser sans le vouloir. Vos sœurs plus jolies sont armées de cuirasses, et je n'ai pas besoin de tant de manières pour les convaincre de servir la cause amoureuse : vite conquises, elles ne laissent pas le temps au cœur de s'épancher comme il le faudrait. Sur quelques accords de musique, sur quelques pas de danse l'affaire est entendue. Et la chose est si commune à leurs yeux, que l'hyménée qui s'ensuit est vidé d'émoi. Pour ces filles jolies l'amour est une chose bien banale. On les séduit sans manière, sans dentelle ni beaux discours. On les aime avec des piètres sentiments qui s'évanouissent dès l'aube. Ce ne sont que des étoiles filantes. Elles ont l'éclat de la beauté, mais de racines point. Leur beauté leur confère une futilité toute particulière. Et s'il est vrai que les attraits ostensibles d'une vierge facile sont toujours flatteurs pour l'heureux amant qui les conquiert, il est également vrai que les fleurs les plus belles paraissent aussi les plus superficielles. Sachez donc que la vanité sied mieux à la beauté plutôt qu'à la modestie.
- Ainsi je trouve grâce à vos yeux aujourd'hui, parce que je n'ai pas l'heur d'être de cette race des beautés radieuses que vantent tellement les hommes de votre espèce, ordinairement. Je veux bien croire à la ferveur de votre prière, au singulier émoi de votre cœur, puisque vous voulez tant que j'en sois convaincue. Je ne sais pourtant si votre galante dévotion est une insulte ou un réel éloge. A moins que cela ne soit que pure folie, mon ami.
- Croyez plutôt en la sincérité, l'honnêteté, l'humilité de mon cœur aimant. Et oubliez donc au nom de cet amour -si particulier j'en conviens- les rigueurs de la simple raison. Je vous aime ainsi que vous êtes, parce que vous êtes ainsi.
31 - Une folie d'amour
La pucelle est laide de visage. Le soldat ne semble pas très regardant sur l'éclat de ses conquêtes : sous le soleil de juin toutes les filles ont de la poitrine et les robes légères sont des invites pour tout ce qui porte moustaches et baïonnette. Les fruits ont mûri à temps, le loup rôde, la laide Suzon est loin d'être gourde. Eugène, après l'horreur des tranchées a l’œil indulgent pour tout ce qui ressemble à une femme. En permission depuis peu, se perdre dans la volupté, chercher la douceur féminine lui est un devoir, un acte de rébellion contre les obus, la terreur, la mitraille, là-bas...
Bientôt l'humble Suzon tombe dans les bras du poilu. Demain il sera peut-être mort. Après la boucherie des combats, le feu de la chair. L'étreinte est bestiale, profonde, belle et désespérée. Les amants se roulent dans la paille, ivres de vin blanc et d'amour. Les cœurs se révèlent, les corps exultent, les têtes tournent, on se fait des serments fous...
Les bruits de la guerre sont loin.
Le corps apaisé, Suzon se sent belle. Son soldat est son "premier". Eugène lisse ses moustaches en caressant le menton de la coquine, l'humeur mélancolique, le geste attentionné, l'air tendre et gaillard. Mais l'amour, le vrai, l'inattendu, le fou, l'aveugle, le déconcertant, a surpris la Suzon. Elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé. Demain déjà, il lui faudra retourner au combat. Que faire ?
Il n'y a rien à faire. Les tranchées ont déjà broyé l'âme d'Eugène. Sous ses jolies moustaches, c'est une épave. Demain il exposera son corps au fer et au feu "pour la France". Demain il sera mort, c'est décidé ! Cette étreinte était son dernier hommage rendu à la vie, sa dernière volonté avant d'en finir. Demain il se laissera ensevelir par la boue de Verdun en hurlant son désespoir. Eugène n'aime pas la guerre, n'aime pas le drapeau, n'aime pas cet enfer patriotique qui l'a déjà tué en dedans.
Ils se sont quittés sur un dernier baiser, elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé...
Quatre-vingt années se sont écoulées depuis. A presque cent ans la Suzon est encore plus laide qu'à vingt ans : grabataire, ridée, effrayante, complètement démente. Elle ne s'est jamais mariée. Dans l'hospice qu'elle hante depuis si longtemps, plus personne ne l'entend quand de sa bouche édentée elle murmure entre des sanglots de moribonde, le regard affligé, la main tremblante, la voix inaudible :
- "Eugène, il s'appelait Eugène et j'l'aimais c't'homme-là... L'tranchée l'a pris mon Eugène... Il m'a aimée avant d'partir et moi j'l'aimais aussi, d'tout mon coeur... D'tout mon coeur mon Eugène..."
32 - L'amant des laides
Je suis le refuge des esseulées, le souffle des vies en deuil, le feu des âmes refroidies, l'asile des délaissées, l'espoir des affligées.
J'apporte la flamme qui d'habitude n'échoit jamais aux humbles. J'élis les non-élues, j'aime les mal-aimées. Je suis le chantre des éternelles éconduites, des recluses, des cloîtrées, des timides, des égarées, des invisibles, enfin de toutes ces misérables enfants de la solitude, de ces créatures inéligibles au trône de la beauté.
Je suis l'étoile fidèle, l'épée loyale, la prière inextinguible. Je règne dans le coeur des désespérées de l'amour.
Je suis l'Amant des laides, agenouillé à leur chevet de douleur.
33 - L’œuvre du temps
Elle avait un nom unique : Rosemonde-Aimée.
L'image de mon premier amour me revenait en mémoire, tandis que je flânais sur le port. L'air doux du printemps, l'écume, la brise m'amenaient naturellement au souvenir de Rosemonde-Aimée, la seule étoile de ma vie. Rosemonde-Aimée, joyau pur de ma jeunesse, ange descendu sur Terre, Amour virginal...
On s'était juré mille sornettes sur la plage. Serments ingénus de l'âge pubère... Nous nous perdîmes de vue, elle m'oublia, se maria sans doute. Trente années s'étaient écoulées. Je ne l'avais plus jamais revue. Dieu seul sait ce qu'elle est devenue aujourd'hui.
Je me remémorais avec tendresse nos étreintes sous les étoiles. Chastes, exaltées. Rosemonde-Aimée avait toujours représenté pour moi l'Amante. C'était une gazelle, une créature linéale, éthéréenne, évanescente. La grâce incarnée. Elle avait une voix comme le chant de la mer, des flots d'or pour toute chevelure, de l'azur dans le regard. Une écume sur les lèvres aussi : promesse d'un baiser qu'elle ne me donna jamais.
Des cris stridents me sortirent de ma rêverie : une espèce de monstre femelle s'agitait à quelques mètres de moi. Enorme, rougeaude, hideuse. La vendeuse de poisson penchée sur ses cageots extirpait les viscères de sa marchandise tout en hurlant sur son mari ivre qui tentait maladroitement de justifier son état.
Négation parfaite de l'Amour, la femme m'inspirait dégoût, pitié. Le spectacle était pittoresque, affligeant, grotesque. L'hystérique agonisait d'injures son mari penaud, minuscule à côté d'elle. Elle avait une cigarette jaune aux lèvres, des mains d'ogresse, une poitrine titanesque. Une vraie caricature "cunégondesque". Le tue l'amour par excellence.
Comment cette femme avait-elle pu inspirer de l'amour à cet homme, me demandais-je ? Elle fut donc jeune et attirante elle aussi ? En voyant ce mastodonte, j'avais peine à m'imaginer la chose ! Comment en était-elle arrivée à ce degré de déchéance ? Quelle dégradation s'étalait devant moi ! Après m'avoir amusé trente secondes, la vue de cette vendeuse de poissons me fit ardemment désirer me replonger dans ma quiète rêverie...
Le souvenir de Rosemonde-Aimée agissait comme un antidote face à ce spectacle, un baume contre l'horreur de cette scène.
Je poursuivis mon chemin le long du port, faisant semblant d'ignorer la mégère lorsque je passai à sa hauteur. Je hâtai le pas. Derrière moi j'entendais de loin en loin les éclats de voix du phénomène.
Soudain, je blêmis.
Son mari, après avoir lâché quelques jurons, nomma l'acariâtre épouse. Cette femme, était-ce possible que... Il la nomma distinctement, et c'était inconcevable à entendre. A chaque fois que je repense à ce nom prononcé par l'ivrogne s'adressant à sa femme, un frisson terrible m'envahit. Je l'entends encore :
- Ben moué je vais te dire ! Tu vaudras jamais l'vin que j'déglutis tous les jours pour mieux oublier ta face de beuglante, tu m'entends la Rosemonde-Aimée ?
34 - Rose-Alberte et ses lapins
Ce qui m'agréait le plus chez elle, ça n'était point sa laideur pourtant remarquable, ni sa profonde sottise, pas même son extrême gentillesse, mais sa cruauté.
Aimable avec les humains, Rose-Alberte déployait un étonnant potentiel de tyrannie en présence et à l'endroit de ses lapins. Les enfants pourtant l'adoraient, et elle ne manquait jamais une occasion pour les gâter. Mais c'était différent avec les lagomorphes. Elle les affamait plusieurs jours durant pour s'amuser à les voir dévorer les épluchures les plus immondes. Elle crachait toujours dans leur eau et y ajoutait parfois du vinaigre : à la bêtise la plus primaire s'ajoutait une haine imbécile. Elle invitait souvent les enfants à partager ses cruautés, ce qui les ravissait.
Rose-Alberte n'avait pas d'amant, aussi se vengeait-elle comme elle pouvait. La nuit on entendait des plaintes dans le clapier. A quelle expérience odieuse se livrait la sorcière ? Au matin on trouvait des boîtes de médicaments périmés au pied des clapiers, des ampoules vides dans la paille, et les lapins vous regardaient avec des yeux globuleux...
Je commençais à apprécier cette ortie humaine qui savait si bien se faire aimer de ses semblables tout en inspirant la terreur chez les léporidés. J'étais curieux de voir comment la scélérate se comporterait sous les avances d'un benêt. Ou d'un satyre. Je lui fis une cour à l'eau de rose mais, comme je m'y attendis, elle fut insensible à mes arguments. Aussi optai-je pour des hommages plus crapuleux. Là, la "belle" s'éveilla. Tout son mauvais fond ressortit : elle me proposa d'aller sur-le-champ préparer avec elle des civets de lapin.
Le charme était rompu. Rose-Alberte qui n'avait guère que sa laideur pour unique atout venait de perdre sa dernière chance, se montrant décidément trop stupide ! Avec ses inepties, elle m'inspira soudain une vive répulsion. Je préférai laisser là le laideron avec le secret dessein d'aller libérer ses oreillards otages, car nul jusqu'alors n'avait eu l'idée saugrenue de me proposer de déguster des recettes de lapins drogués.
35 - Berthe a manqué sa chance
Le baron s'ennuyait avec ses sempiternelles conquêtes, toutes créatures de choix. Blasé de ces mornes vénustés, il décida de séduire un laideron : la repoussante Berthe constitua sa plus odieuse idylle.
Elle le charmait avec ses maladresses, sa physionomie simiesque, ses allures grotesques, ses disgrâces divertissantes, sa sottise congénitale, son hymen sans intérêt.
Elle devint sa favorite. Le baron aimait s'afficher au château en si haïssable compagnie. Berthe était son bouffon. Jusqu'au jour où une fée aimable transforma le petit canard en cygne.
Berthe pris son envol, quitta le baron pour aller pondre un oeuf dans un nid autrement plus douillet. L'oiseau élu fut Monsieur le curé tout de noir vêtu. Un pieux bossu qui aima avec charité la belle Berthe, ex laideron.
Entre temps l’œuf avait éclos. En sorti un baronnet à clochettes. On accusa le curé d'avoir engrossé la belle, anciennement laide. Il nia mollement, adopta le morveux à sonnettes et vécu longtemps avec l'argent des quêtes, la Berthe -qui avait été si peu plaisante jadis- , sa bosse et le bâtard à grelots qui fut finalement appelé "Gaspard".
Ce dernier devint bouffon officiel du roi vers l'âge de 47 ans.
La morale de cette histoire, c'est que les fées aimables devraient s'occuper du suivi de leurs protégés qui ne savent pas toujours tirer les meilleurs profits de leurs coups de baguettes.
36 - Deux amoureux
Elle lui sourit. Il lui répondit par un regard étonné. A son tour il lui sourit avec une contenance de circonstance : le port altier, la tête légèrement de côté, le regard sûr. Geste maladroit mais sincère. C'était la première fois qu'ils se rencontraient. Le hasard venait de les réunir dans un jardin public, par un après-midi de printemps.
Réservés, ils se tenaient l'un à côté de l'autre à distance formelle : c'étaient des honnêtes gens.
Une brise souleva mollement les longs cheveux de la femme. Une mèche vint s'enfouir dans le creux de ses seins à demi dévoilés. Du coin de l’œil, l'homme esquissa un léger signe d'intérêt. La gorge était profonde, le décolleté osé. Se sentant désirée, la belle appuya son sourire. Le vent chassa la mèche indiscrète qui alla s'enrouler dans le vide. Et tantôt ses longs cheveux flottaient devant son visage, tantôt son front se dégageait avec grâce au gré de la brise... La scène était impromptue, charmante. Leurs regards se croisaient, se décroisaient, se cherchaient, se trouvaient. Le jeu se prolongea assez longtemps. Ils n'avaient pas prononcé le moindre mot. C'était adorable et puéril, tendre et émouvant.
Ces deux-là se plaisaient, c'était évident.
Les tourtereaux s'étaient rapprochés l'un de l'autre. Alors l'homme prit la main de son élue. Tacitement elle passa son bras sous le bras du galant. Il n'y avait pas d'hésitation dans leur étreinte, les deux amants s'étaient reconnus comme des semblables.
Enfin ils s'en furent, tendrement enlacés parmi les roseraies, confusément émus, l'allure lente mais sûre, à petits pas vers un avenir plein de promesses... Deux silhouettes attendrissantes dans le parc qu'accompagnait le chant des oiseaux.
La femme déplaçait avec difficulté ses cent-quarante kilos. Lui, claudiquait nerveusement avec sa bosse sur le dos.
37 - Une idylle
Elle était jeune, grande, blonde, fine. Belle.
En fait non, elle n'était pas belle. Elle était laide.
Elle n'était pas fine, mais sèche. Pas grande, mais osseuse. Pas blonde, mais artificielle. Ceci dit, elle était jeune, bien qu'elle fût déjà vieille dans sa tête : c'était une authentique vieille fille. Un vrai épouvantail. Personne ne la courtisait. Sauf la pluie, le vent et le chiendent. Elle n'avait vraiment rien pour elle parce qu'en plus d'être laide, elle était pauvre, orpheline, sans avenir. Née sous une bien triste étoile.
Sa vie n'était que déceptions, tristesse, amertume. Cette pauvre femme avait cependant un jardin secret comme tout un chacun. L'on aurait pu s'attendre de sa part à quelque beau rêve consolateur... En fait elle était perverse, vicieuse, scélérate. Elle ne cultivait que vengeance, haine, médisances, maudissant autant son infortune que ses voisins.
Un jour elle fut condamnée par un tribunal pour l'envoi de lettres anonymes calomnieuses. Lors du procès, elle trouva vite le parfait écho de sa perversité en la personne du greffier. C'est pourquoi elle fut enfin aimée, la plus aimée des femmes.
Par le préposé au greffe.
38 - Le vice masqué
Miss Gulch,
J'aime vos airs d'hypocrite, votre col étriqué, votre maintien ridicule, votre voix stridente de vieille fille abstinente. Votre méchanceté est un vrai théâtre. Je ris de vos malheurs. Votre hymen irrémédiablement clos fait la joie des railleurs. Il est le frisson délicieux des enfants qui vous croient sorcière. Il est la rumeur tapageuse des soirs d'hiver...
Votre voile intact Miss Gulch est un hymne à la littérature.
J'aime vos mœurs désuètes, votre missel poussiéreux, votre morale irréprochable. Votre personnage est d'autant plus savoureux que je devine vos désirs inavouables. Je sais ce que dissimulent vos artifices. Je connais la valeur de votre moralité. Je n'imagine que trop les secrets de votre cœur frustré...
Vous êtes une vraie bigote ainsi que je les aime : derrière votre livre de messe vous frémissez d'aise en songeant à ces lurons musculeux entr'aperçus à l'entrée de l'église, hache à la main, l’œil canaille. Vous rosissez parfois devant votre jeune curé que vous trouvez tellement efféminé... Vous n'osez pas toujours regarder le corps de votre cher Christ étendu sur la croix : sa nudité offense votre chapeau si chaste. A moins qu'elle n'en fasse sortir de drôles d'idées...
Vieille chouette décatie, caqueteuse au plumage terne, glaneuse de mauvaises nouvelles, vous ne rêvez en réalité que d'étreintes impies, de corps à corps endiablés, d'ébats charnels éhontés. Vous aimeriez tant goûter à cette ivresse amoureuse que vous honnissez si furieusement, tout haut...
Mais vous êtes laide Miss Gulch, laide et déjà trop vieille. Continuez plutôt à égayer nos conversations au coin du feu, continuez à chanter sous la lune vos cantiques avec cette voix suraiguë qui fait frémir les enfants, fuir les amants.
Et leur fait aimer encore plus les jolies femmes.
39 - Un beau spécimen
Mademoiselle,
Vous avez les grâces douteuses des létales amantes. Votre visage est celui d’une vipère, avec des mèches de feu, du poison dans l’œil et des lèvres de roc. Votre éclat cruel et macabre enchante mon cœur malade. Je suis l’esthète des causes désespérées, vous êtes mon égérie.
J’aime votre regard de sorcière, vos mains de fillette, votre air de menteuse. J’aime vos prunelles de silex, votre vertu de catin, votre voix de flûte. Vous êtes la plus précieuse ivraie de mon harem.
Votre corps de diablesse m’effraie, votre visage de désincarnée me plaît. Votre charme verdâtre fait honneur aux fantômes des cimetières, rend jalouse la Lune, assoiffe les dieux sanguinaires.
Vous êtes belle à regarder, comme un noir scorpion sur le sable. Votre face osseuse, votre allure éthérée, votre joue pâle me font songer à une inhumée. La dentelle vous pare comme un linceul, les soupirs sont vos sourires, et vos sourires ressemblent à un tombeau.
Je vous aime en véritable collectionneur : avec du formol dans le coeur, un précis de grammaire à la main, de la poussière dans le sang. Permettez que, tout de blanc ganté, un lorgnon à l’œil, je vous contemple derrière une vitre, tel un insecte vénéneux que crève une épingle.
40 - La beauté d'une affligée
Vos traits mélancoliques, nébuleuse enfant, évoquent le chant triste de l’automne : ils m’inspirent une profonde, authentique langueur. Vos yeux d’azur ont la grâce des vénus de glace, et votre regard de statue est plus austère que le marbre. Votre beauté est de pierre, et votre charme a l’extrême rudesse du roc. Vous êtes un silex et sur ce silex j’élèverai mes plus doux sentiments.
Votre visage est une poignée de sable. Votre front une grave, âpre, puritaine façade hellène : des lois sévères y sont gravées. Vos lèvres sont une indélébile tache de sang et les mots qui en sortent sont des ronces qui écorchent les cœurs Votre chevelure est un foin ardent qui se consume bien vite : c’est que ses mèches trop sèches et trop strictes n’alimentent pas longtemps les rêves. Cependant dans ce désert aride vos pupilles sont comme deux saphirs. Mais sachez que les véritables perles de ce trésor maudit, ce sont vos larmes.
Elles seules brillent.
C’est votre tristesse qui vous confère beauté, émotion, prestige et vous donne finalement un prix infini. Elle seule compte. Votre souffrance exclusivement agrée aux dieux. Je suis un de ces dieux cruels et esthètes qui vous contemplent d’en haut. Je fais partie de l’Olympe des beaux esprits aimant misère et douleur pourvu qu’elles soient esthétiques, académiques, remarquables. Comme lorsque le pissenlit se pare de l’épine pour donner une grimace belle à regarder, ainsi que les gargouilles et les calvaires. Mademoiselle, vous êtes une vivante pièce de musée, une durable oeuvre d’art animée, le trophée favori de mon âme collectionneuse.
Je vous aime, chandelle de misère.
11/05/04
Les vérités cachées.
11/05/04
Les vents de l'Histoire.
07/05/04
Les deux erreurs.
07/05/04
Berthe-la-patte-folle.
04/05/04
Rose-Alberte et ses lapins.
03/05/04
Charles-Théodore.
03/05/04
La violoniste.
01/05/04
La Gisèle.
26/04/04
Sous les glycines.
16/04/04
Une tête dure.
14/04/04
La raison du plus léger.
13/04/04
Un coeur increvable.
12/04/04
Du presbytère au monastère.
10/04/04
La plume et le laideron.
06/04/04
La verrière.
04/04/04
Un banquet en juin.
03/04/04
Le destin de Patatin.
01/04/04
Le père Mesnier.
01/04/04
L'abbé Borel.
01/04/04
Le pot-au-feu.
30/03/04
Vieille chamelle !.
27/03/04
Le mauvais augure.
22/03/04
Un drôle de personnage.
18/03/04
14 juillet.
16/03/04
Les casinos.
07/03/04
Dimanche de mort.
29/02/04
Vieille chouette !.
16/02/04
L'escarpolette.
16/02/04
Une vie sans histoire.
13/02/04
Deux ordures.
08/02/04
Un dimanche en province.
26/01/04
L'abreuvoir.
25/01/04
La porteuse de cierge.
08/01/04
La belle ambiguë.
07/01/04
Vieille vipère.
06/01/04
L'oeuvre du temps.
29/12/03
De fer et de soie.
28/12/03
Le fossoyeur et l'éplorée.
26/12/03
Le sort et la fortune.
11/12/03
Amantes et soumises.
01/12/03
Les ravages de la ferme.
28/11/03
Mirage anachronique.
27/11/03
La ronce et la plume.
22/11/03
Parole vibrante.
22/11/03
Quand le chardon se fane.
22/11/03
Une vision des choses.
22/11/03
Les poètes.
21/11/03
Berthe a manqué sa chance.
19/11/03
De belle société.
19/11/03
La rue Bruyère.
12/11/03
L'effet cloches.
11/11/03
Recyclage.
11/11/03
Un verre d'eau à Verdun.
08/11/03
Rencontre au sommet.
06/11/03
Une catin pieuse.
05/11/03
L'envers de Verdun.
31/10/03
Le vice masqué.
31/10/03
Lyre des mots.
30/10/03
Le zoo de Montmartre.
27/10/03
Vieille rosse.
21/10/03
Crimes imaginaires et réels.
19/10/03
Mademoiselle Alphonsine.
13/10/03
La femme.
05/10/03
Heure exquise.
29/09/03
Le vice mal vêtu.
28/09/03
Un verre.
24/09/03
Le Manouche.
16/09/03
Conceptions dogmatiques.
16/09/03
Multipliez-vous !.
14/09/03
Mon épitaphe.
14/09/03
Sermon d'un curé couillu.
10/09/03
Misère.
09/09/03
Hauteur de vue.
07/09/03
Clôtures d'esprits.
28/08/03
Une âme vagabonde.
18/08/03
La maison de l'écrivain.
09/08/03
Au cimetière.
03/08/03
Alfredo Gaspard Charlus de la Campos.
03/08/03
Au Père Lachaise.
01/08/03
L'odeur des champs.
30/07/03
Les prétentions d'un seul.
28/07/03
Têtes d'enterrement.
20/07/03
Les fagots.
16/07/03
Les estivants.
10/07/03
Une femme pieuse.
09/07/03
De lierre et de bière.
09/07/03
Obséquiosités.
09/07/03
Un humble clocher.
04/07/03
Cruautés d'esthète.
04/07/03
Un couple sans histoire.
03/07/03
La masse molle.
29/06/03
Les fruits de la discorde.
28/06/03
Vos chères ordures.
21/06/03
Le Marquis de la Brettancière.
17/06/03
Un adorable tueur.
12/06/03
Le petit Théodule.
10/06/03
Oiseau d'envergure.
09/06/03
Vive la tricherie !.
07/06/03
Les secrets de l'atome.
06/06/03
Un émoi mystique.
05/06/03
Déviation.
04/06/03
De l'importance de la particule.
03/06/03
Dans la savane.
01/06/03
Une jeune fille honnête.
30/05/03
Lettre à une effarouchée.
29/05/03
A la cathédrale de Chartres.
27/05/03
Une jeune fille à la ferme.
27/05/03
La belle Berthe.
27/05/03
Du trottoir au couvent.
27/05/03
Laide et débauchée.
26/05/03
Belle et chaste.
26/05/03
Abstinences et châtiments.
25/05/03
Les rites ridicules.
22/05/03
La vieille crogne.
19/05/03
Un monde d'abrutis.
19/05/03
La morale amoureuse.
16/05/03
La matière et la réflexion.
08/05/03
Un beau spécimen.
15/04/03
La pucelle et le bossu.
12/04/03
Le chant des ânes.
03/04/03
Une ascension fulgurante.
01/04/03
Les yeux clairs.
01/04/03
Une histoire.
28/03/03
Le Père Gauthier.
27/03/03
Le vice et la laideur.
27/03/03
L'abbé Pérrin.
26/03/03
Les leçons de frère Vertu.
13/03/03
Un songe déroutant.
12/03/03
Nestor le mal-aimé.
12/03/03
Joie d'être ivre.
05/03/03
Mauvais cygne.
27/02/03
Deux amoureux.
25/02/03
La plume d'un paon.
25/02/03
Un froid mortel.
23/02/03
Les minables.
17/02/03
Le grand Mystère.
12/02/03
Laide et luxurieuse.
02/02/03
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L'amant des ailées..
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20/10/01
Correspondance privée..
17/10/01
Osons blasphémer les temples littéraires..
17/10/01
Le très haut prix de ma particule..
17/10/01
Taisez-vous tous !.
17/10/01
L'ange des laides.
16/10/01
Agathe et Victor..
12/10/01
Une valse dans des ruines industrielles.
12/10/01
Des grains de sable dans un songe..
11/10/01
Lettre au Maire de Nogent-sur-Marne..
11/10/01
L'imposture de la littérature..
10/10/01
Huit ans et sotte..
08/10/01
Hommage à la laideur..
08/10/01
Lâche mais facile..
08/10/01
Rimbaud, ce rigolo..
07/10/01
Délicatesses du langage..
07/10/01
L'argent pour acheter le Ciel..
07/10/01
Mille raisons de me haïr..
06/10/01
Lettre à un défunt..
06/10/01
Une visite à la morgue.
06/10/01
Le convoi..
06/10/01
Pauvre mais belle..
06/10/01
Torpeur cadavérique..
06/10/01
Mon identité poétique..
06/10/01
Une lettre odieuse mais sincère..
06/10/01
Éloge et défense de la laideur.
06/10/01
Un amour de vieillard..
06/10/01
Vieux, laid, bossu, vicieux, vérolé, mais riche..
06/10/01
Un mariage arrangé pour ma nièce..
06/10/01
Une enfant à éduquer..
06/10/01
Demande d'aide à ma nièce âgée de onze ans..
06/10/01
Ma petite collection..
06/10/01
Conseils pour un poète amateur..
06/10/01
Loqueteux et stellaire.
06/10/01
Lettre à mon avocat..
06/10/01
Eloge de l'esprit petit-bourgeois..
06/10/01
Lettre envoyée à une prolétaire..
05/10/01
Une lettre d'amour authentique..
05/10/01
Les enfants, ces viles créatures..
05/10/01
La monstruosité naturelle des enfants.
05/10/01
Conseils pour une jeune épouse au lendemain des noces..
05/10/01
"Sensibilité à fleur de peau" et autres niaiseries.
05/10/01
Un jet de fiel..
05/10/01
L'ineptie de certaines listes..
05/10/01
Eloge des privilèges..
05/10/01
La grande Crâneuse..
05/10/01
Encore une lettre envoyée aux employeurs..
05/10/01
Lettre à des vendeurs de voitures..
05/10/01
Le français correct..
05/10/01
Terrae incognitae..
05/10/01
Les étoiles..
05/10/01
L'imposture du Q.I..
05/10/01
Le mal de l'écrivain, encore un mythe..
05/10/01
Le Ciel m'a parlé..
05/10/01
La pollution des consciences ou le Graal vert..
05/10/01
En exil..
05/10/01
Epées, moines et amour courtois..
05/10/01
Un peu de fiel dans la soupe..
05/10/01
Encore un éloge de la bêtise..
05/10/01
Eloge de la bêtise..
05/10/01
A mes détracteurs..
05/10/01
Eloge de la lâcheté..
05/10/01
Au jour glorieux de mes funérailles..
05/10/01
Le monde à travers mon lorgnon..
05/10/01
Brûlons Sade !.
05/10/01
Défense de la courbe..
05/10/01
Eloge de ma particule..
05/10/01
Mon panache..
05/10/01
Le prince que je suis..
05/10/01
Vive le conformisme !.
05/10/01
Lettre aux employeurs ou la gratuité de la vie..
05/10/01
Eloge de moi-même..
05/10/01
Le dernier mot..
04/10/01
Je réponds à une carte de voeux de ma nièce, onze ans..
04/10/01
L'imposture chez Rimbaud..
04/10/01
Lettre à ma nièce de onze ans..
04/10/01
Eloge de la banalité..
04/10/01
Plume martiale (ou l'art de l'attaque)..
04/10/01
Eloge du vice..
04/10/01
Les bassesses de la séduction..
04/10/01
Un poète des labours..
04/10/01
Le bel oiseau que je suis..
03/10/01
Philosophons un peu avec la Fanchon et Alphonse..
03/10/01
Qui je suis..
03/10/01
Celui qui est en moi..
03/10/01
Entre Terre et Lune..
03/10/01
Le beau visage de la disgrâce..
03/10/01
L'inanité des amateurs..
03/10/01
Lettre d'amour pour une femme laide..
03/10/01
La beauté des laides..
03/10/01
Hommage à une femme..
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